BAYREUTH – En conclusion de cette première reprise du Ring de Valentin Schwarz, il aura été donné d’assister à un phénomène singulier : une authentique standing ovation entrecoupée d’une tempête de huées. Retour sur cette singulière soirée.
Ring 2022 : autopsie d’un échec annoncé
Dire que la première du Ring en 2022 avait fait parler d’elle est un doux euphémisme, tant cette dernière avait suscité des réactions violentes. Le Guardian était d’ailleurs allé jusqu’à annoncer la fin de l’hégémonie wagnérienne de Bayreuth sur le reste du monde et, cette année, des places demeuraient restantes pour La Tétralogie à l’ouverture du festival, les organisateurs se voyant même contraints de proposer des places à l’unité (et non plus uniquement pour les quatre spectacles : du jamais vu).

Nous avons déjà abordé les limites de la réinterprétation totale du livret à l’aune d’une histoire familiale et souligné le manque de cohérence globale faute, peut-être, de travail suffisamment profond. Toutefois, faire peser sur les frêles épaules de M. Schwarz l’entière responsabilité de cet état de fait parait tout de même fort pratique puisqu’à l’époque deux autres éléments avaient contribué à cette polémique.

D’une part, la direction de Cornelius Meister, qui avait dû remplacer au pied levé un Pietari Inkinen covidé et n’avait pu, faute de délai correct, emmener l’orchestre là où il le souhaitait ; certains de ses partis-pris de direction suscitant également la circonspection. D’autre part, la Brünnhilde d’Irene Theorin, figure marquante du festival mais déjà quasi-soixantenaire, avait également échoué à emporter l’adhésion générale, notamment du fait d’un trop ample vibrato.
Crépuscule scénique

Nous avions déjà abordé la vision de Valentin Schwarz dans le cadre de Siegfried, et le concept n’a pas évolué depuis. D’aucuns ajouteraient même que faute de trouvailles, la mise en scène devient plus statique au dernier acte. Plusieurs années ont passé, Siegfried et Brünnhilde forment désormais un couple bourgeois ayant un enfant blond : le Ring. Au prélude du premier acte, les nornes sont désormais des personnages telluriques, dont rêve ce fils. Mais le mariage se délite et nos deux héros se disputent, scène fort bien dirigée il faut l’admettre, et Siegfried part. Puis, l’on est transporté dans la demeure du patriarche, le Wallhall, qui est désormais habitée par trois parvenus de première : Gunter, Gutrune et Hagen. Tous sont mûs par l’envie et la jalousie. Finalement, l’on retourne chez Brünnhilde où l’une de ses soeurs arrive et fait une crise de démence. A peine est elle partie qu’Hagen arrive et séquestre les deux.

Le deuxième acte nous ramène au Walhall. Après une discussion avec son père Alberich, Hagen organise une soirée à thème germanique, dont les invités arrivent avec des masques à l’effigie des personnages de la Tétralogie. Siegfried et Gutrune annoncent leurs noces et Hagen présente sa fiancée, qui n’est autre que Brünnhilde. A la découverte des noces de Siegfried, cette dernière, profondément outragée, jure avec Hagen que le meurtre doit expier l’humiliation.

Finalement, le dernier acte se passe également dans le Walhall, mais cette fois-ci dans sa piscine, manifestement en travaux et donc à sec. Siegfried pèche -oui oui- au fond du bassin avec son fils. Trois émanations de son passé arrivent : les filles du Rhin, réclamant l’enfant. Il refuse de les écouter. Puis arrive Hagen qui, fidèle à sa promesse, tue Siegfried devant son enfant. La marche funèbre voit dont le fils étreindre son père longuement avant d’être emporté par Hagen, puis Brünnhilde arrive. Découvrant Siegfried étendu au fond de la piscine, elle s’asperge d’essence et s’allonge à côté de son héros défunt. Le décors tombe, des néons apparaissent -nouveauté, avec un mannequin suspendu, habillé comme le metteur en scène – puis, une vidéo de deux foetus s’étreignant est projetée, faisant écho à la séquence d’ouverture du Rheingold. Fin.

Casting des grands soirs
La mise en scène n’a peut être pas bougé, mais la distribution est, elle, bien différente. Brünnhilde est ce soir interprétée par Catherine Foster, qui offre une coloration nettement plus sombre que Daniela Köhler, deux jours avant dans Siegfried. Il faut dire que le livret s’y prête. Le timbre est large, la longueur de souffle très bonne et la projection frise l’insolence. La musicalité et la rythmique sont toujours au rendez-vous, et le premier acte lui permet de démontrer une crédibilité dramatique bienvenue dans la scène de la dispute.

Les allemands sont peut être connus pour leurs berlines, mais Andreas Schager est une machine autrement plus redoutable puisqu’en trois soir, il aura chanté avec succès les rôles-titre de Siegfried et Parsifal avant d’enchainer celui de Siegfried ce soir. Pas la moindre trace de fatigue pour autant, l’articulation est toujours nette, les harmoniques aigus excellents et il pousse volontairement ce soir la projection dans les fortissimi à des niveaux inégalés les deux soirs précédents.

Finalement, le Hagen de Mika Rares déploie un timbre large avec de très bons harmoniques aigus. Pas toujours parfaitement en place rythmiquement. On ne sait si c’est à cause de la rondeur du timbre ou d’une accentuation du caro, mais l’articulation semble moins claire que pour le reste du trio. La projection, y compris dans les graves et dans des Hoi-oh d’anthologie ainsi que la présence scénique sont en revanche remarqués.

Le niveau des seconds rôles est, encore une fois, remarquable. La tessiture du Gunther de Michael Kupfer-Radecky est somme toute légère pour un wagnérien, et le timbre est serti de voyelles et d’une articulation aux clartés remarquées ; il frise toutefois la friture vocale dans l’extrême grave du rôle. La Waltraute de Christa Mayer se démarque par la rondeur de son timbre et une bonne intelligence scénique ainsi que la clarté des voyelles -des qualités que l’on retrouve également chez la Gutrune d’Aile Asszonyi. On regrette simplement une attaque par en dessous de se note finale. L’Alberich d’Olafur Sigurdarson est une copie vocale conforme à sa prestation de l’avant-veille, toujours aussi solide et marquée.

Finalement, les trios et choeurs forment des ensembles cohérents et équilibrés. Les Nornes, grâce à leur bonne musicalité collective, se mettent mutuellement en valeur, et sont toujours en place rythmiquement. Les filles du Rhin se distinguent, elles, davantage par leurs harmonies et les reliefs. Les chœurs, notamment masculins durant le second acte, paraissent trop sages et tenus au vu des aspects martiaux de la partition.

Une fosse toujours au rendez-vous
La précision de Pietari Inkinen avait déjà permis à chacun de retrouver ses repères dramaturgiques durant les trois premiers épisodes de cette tétralogie. Si les grandes lignes de la direction demeurent inchangées, il semble que le maestro soit moins à l’aise avec cette partition qu’avec celle de Siegfried. Les tempi sont plus lents – 2h03 rien que pour le premier acte- et, conséquence logique de cette démarche analytique, l’orchestre n’entre jamais vraiment en fusion, y compris dans les dernières minutes du troisième acte. La tension dramatique est toutefois palpable durant le duo – Siegfried-Brünnhilde du premier acte, ou durant la marche funèbre de Siegfried au troisième.
Huer aux premières à Bayreuth, une vieille habitude
Anecdote, il semble que, ces dernières années, la même voix est toujours entendue pour la première huée, encore cette année pour la reprise du Ring
Comprendre la politique artistique du festival nécessite de remonter à 1951, année durant laquelle le petit fils de Wagner, Wieland décide de s’affranchir des mises en scène naturalistes et littérales qui rythmaient jusqu’alors le festival. A sa mort en 1966, le concept sera repris et accentué par son frère, Wolfgang : ce sera le début de l’«Atelier Bayreuth », lieu d’expérimentation théâtrale et scénique au travers des oeuvres wagnériennes. Les metteurs en scènes les plus novateurs sont invités, afin d’amener des visions radicalement différentes des oeuvres.
70 ans plus tard, cette vision du festival suscite toutefois toujours une ferme opposition d’une partie des wagnériens, qui ne se privent pas de le faire savoir. A l’instar des loggionisti de la Scala -pour les chanteurs-, le public de Bayreuth est certainement l’auditoire le plus exigent et véhément sur son répertoire de prédilection. Ainsi, il n’est guère de nouvelle production ici qui n’ait rencontré une certaine forme de résistance lors de ses premiers saluts.
Une bronca à la première ne présage d’ailleurs ici en rien de la suite d’une production. Ainsi cette année, la production de Tannhäuser de Tobias Kratzer fait salle comble et ne soulève guère plus de controverse. Le meilleur exemple à ce titre reste toutefois français, puisque le Ring de Patrice Chéreau et Pierre Boulez fut copieusement chahuté à sa première -un confrère rapportait même avoir reçu des coups de sac à main de sa voisine pour avoir eu le malheur d’applaudit Chéreau- . Cela n’empêcha pas la dernière représentation de récolter 107 rappels et 90 minutes d’applaudissements en 1980.
Saluts explosifs
Pas de triomphe aussi long ce soir. Toutefois, la simple apparition de Schager et Foster devant le rideau suffit à déclencher une standing ovation d’une grande partie de la salle. Les viva sont forts et clairement marqués pendant près d’un quart d’heure, au gré de l’apparition des différents interprètes et du chef -l’orchestre ne montera pas saluer ce soir- . Lors du salut de l’équipe de mise en scène, l’ambiance change radicalement et plusieurs centaines de huées se font entendre – ainsi que quelques bravo-. Schwarz est toutefois psychologiquement préparé cette fois-ci et salue sans hésitation.

Un quart d’heure plus tard, on sort de la salle en se demandant comment sera la prochaine reprise car, au delà de relater un cycle, les productions du Ring sont ici un cycle eux-mêmes. Si un triomphe final de Schwarz parait bien improbable, le public attend tout de même la suite, qui sera marquée, notamment, par le retour dans la fosse dès 2024 de Philippe Jordan.