BAYREUTH – Tristan und Isolde est peut-être l’opéra de Wagner le plus connu. Le plus bel aussi, avec notamment un duo d’amour inénnarable de près de 40 minutes durant le deuxième acte. Avec Catherine Foster annoncée en Isolde, les planètes semblaient s’aligner pour une soirée d’anthologie, mais il est des jours où Cupidon s’en fout.
Une création dans l’urgence
Il n’y aura en théorie que deux représentations de Tristan und Isolde cette année sur la colline. Loins d’être la marque d’un désamour du public, cela traduit en réalité le pragmatisme de la direction du festival vis à vis de l’aléa covid : en cas de soucis concernant une autre production et en empêchant la représentation, il sera possible de donner Tristan à la place grâce à une mise en scène à décors unique dans lesquels seuls changent quelques accessoires varient au gré des actes.

De tous les comptes-rendus effectués cette année du festival de Bayreuth, il ressort de la majorité des productions une importance trop importante de la vision du metteur en scène, empiétant dans deux d’entre elles sur la cohérence générale de l’œuvre. Le travail de Roland Schwab tombe toutefois dans l’excès inverse et livre une adaptation sans aucune prise de risque, se bornant à une totale littéralité dans un décor unique, fort esthétique au demeurant. Il convient toutefois de souligner qu’il n’eut que quelques mois – la proposition du festival fut faite en décembre 2021 – pour présenter sa version de Tristan en juillet 2022 alors qu’à Bayreuth, les metteurs en scène ont généralement trois ans pour travailler leurs concepts.

Gare à la désyncronisation
Cette urgence ne se limita pas à la gestation de la production puisque, suite au retrait précipité de Stephen Gould pour urgence médicale, un nouveau Tristan dû être trouvé en urgence. Andreas Schager et Klaus-Florian Vogt sont alors redispatchés respectivement sur le Götterdämmerung et Tannhäuser, et Clay Hilley prend le rôle de Tristan. Il en a certes chanté le 2ème acte en concert sous la baguette d’Edward Gardner, mais il n’est pas familier du rôle – décision sera d’ailleurs prise de fermer la répétition générale-.

Ce soir, l’on ressent au demeurant que le temps a manqué pour effectuer un travail suffisant pour la prise de rôle, du moins vis-à-vis des standards du lieu. Le timbre de ce Tristan est large, et la tessiture relativement grave pour le rôle, le premier acte donne l’impression que chaque son nécessite un effort conséquent pour être projeté dans la salle -mauvais signe quand on sait ce qui arrive ensuite – le rôle de Tristan étant tellement himalayen que la première, initialement prévue à Vienne fut annulée après 70 répétitions, faute de ténor en capacité de chanter le rôle ; puis à la création munichoise, Ludwig Schnorr von Carolsfeld décéda après 4 représentations-. Les vocalises que l’on pouvait entendre sous sa loge lors de l’entracte laissaient toutefois présager une montée en puissance ensuite.

Au deuxième acte, la mise en place rythmique tend à dévier et on note de légers retards dans les tempi, probablement de la faute du chef (cf infra), la projection, par rapport à Catherine Foster, est légèrement plus faible. Finalement, le troisième acte permets lui permet de montrer une endurance à toute épreuve, le vibrato tremble certes légèrement par moment et à quelques reprises, les notes sont attaquées par en dessous, mais sa capacité à aller sans s’effondrer au bout du rôle, avec si peu de pratique, est un fait suffisamment remarquable pour être souligné.

En Isolde, Catherine Foster joue à domicile. Le timbre est solaire, la projection toujours aussi insolente, particulièrement sur les [i] et les piani remarquables. Après un premier acte rsaisissant, l’intensité dramatique tend à baisser par la suite ; il faut dire que, durant le duo, la nécessité de compenser les retards de son partenaire nécessita certainement d’elle une concentration colossale. Un geste rapide de la main au niveau de son oreille laisse toutefois penser qu’elle fut réellement désorientée à un moment, et ressenti le besoin de vérifier sa justesse.

Mise à part cette petite zone de turbulence, le reste du voyage se déroula sans encombre, les aigus irradiant la salle. Le liebestod final sera également de très bonne facture malgré deux premières fins de phrase un peu abruptes. Ciselé et tout en relief, avec une articulation et des voyelles claires, on note simplement quelques subreptices dévissements sur les vocalises finales.
La scénographie de Schwab divise la scène en deux parties, l’avant scène au niveau habituel, et une partie surélevée en arrière scène sur laquelle on ne peut s’avancer. C’est de là que chanteront les seconds rôles – à l’exception de Brangäne aux premier et troisième actes, ainsi que Melot et Marke – ce qui pénalise logiquement leurs projections. Tous s’en sortent toutefois avec les honneurs, à commencer par le Steuermann de Raimund Nolte, dont la longueur de souffle ne souffre pas des tempi lents. L’Hirt de Jorge Rodríguez-Norton ainsi que le Seemann de Siyabonga Maqungo ne pâtissent toutefois pas non plus de cette disposition.

La Brangäne de Christa Mayer bénéficie de son timbre cuivré et de l’intensité de son vibrato, tous deux sertis de très bonne longueur de phrasé et musicalité, l’articulation n’est toutefois pas toujours impeccable. Durant le deuxième acte, ses mises en gardes sont un bijou de délicatesse, souffrant simplement d’une brève interruption pour reprendre son souffle.

En Kurwenal, Markus Eiche déploie un vibrato large et un timbre clair, la technique est poussée dans les quelques aspects vocalisants du rôle. Il choisit de prendre le parti pris du dramatique plutôt que celui de la musicalité dans ses récits martiaux. LE troisième acte lui permet de montrer une rythmique sans faille mais aussi un souffle tendant à manquer sur la fin de certaines phrases musicales particulièrement longues.

En Melot, passé l’étonnement d’entendre Olafur Sigurdarson, baryton et incarnation d’Alberich dans le Ring -le rôle est pourtant écrit pour un ténor- on apprécie l’énergie de ses attaques, sa bonne présence dramatique et sa mise en place rythmique.

Finalement, Georg Zeppenfeld campe un Marke d’anthologie, caractérisé par l’excellence de sa projection, la profondeur de sa tessiture, une musicalité effarante et une capacité à distiller de fortes émotions dans l’auditoire malgré un rôle à l’ambitus restreint.
Chef pas pressé

Markus Poschner nous aura fait ce soir un ascenseur émotionnel. Lors de l’ouverture, les tempi enlevés ainsi que le relief et la profondeur font présager d’une grande soirée, puis la tension baisse et les tempi ralentissent -1h22 pour le troisième acte-. On ne voit pas la direction, mais on devine un certain manque de compréhension, car à deux moments les chœurs du premier acte ne rentrent pas simultanément, et certains décalages se font sentir pour Tristan au deuxième acte. Sur les pizzicati, ainsi que dans les passages les plus périlleux de la partition, une légère baisse de précision se fait sentir. Les soli du violon solo sont légèrement brusqués ; toutefois, à l’inverse, les cor anglais et trompette à pavillon de bois livrent tous deux des prestations impeccables.

Malgré ces quelques réserves, Tristan und Isolde demeure Tristan und Isolde et le public ne boude pas son plaisir, réservant même un triomphe à Georg Zeppenfeld et Catherine Foster ; sans doute, la production de Schwab, de par sa simplicité et son esthétisme a-t-elle laissé à l’auditoire davantage d’espace pour apprécier la partition wagnérienne.