LIVRE – Écrit à quatre mains par la philosophe Gabrielle Halpern et la cantatrice Marina Viotti, « Et si le monde était un opéra » est un livre passionnant, sur la nécessaire hybridation des idées et des actions.
Lyon, lycée du Parc, automne 2006
Deux jeunes femmes y sont inscrites en classe d’Hypokhâgne. L’une, Gabrielle Halpern, est blonde, vive et sans cesse en mouvements. Son regard est perçant, ses traits sont fins et elle est toujours assise au premier rang, « ordinairement délaissé par les élèves », selon elle, « alors qu’il s’agit du rang le plus agréable et stratégique puisque les professeurs ne le regardent jamais ! ». L’autre, Marina Viotti, est brune. Grande et athlétique, elle est tout de noir habillée, façon gothique. Au moment de l’élection des délégués de classe elle s’avance sur l’estrade et commence à slamer et rapper son discours de candidature ! De ces instants va naître une amitié indéfectible entre la docteure en philosophie, ancienne élève de Normale Sup, théologienne, « intello influenceuse »… Gabrielle Halpern et la flûtiste, chanteuse de jazz et de metal, diplômée de littérature et d’une école de commerce et finalement mezzo-soprano professionnelle, Artiste lyrique aux Victoires de la musique classique 2023… Marina Viotti.
Paris, salle Gaveau, automne 2023
Dix-sept ans plus tard, on les retrouve salle Gaveau, où elles présentent leur livre d’échanges, Et si le monde était un opéra ?, publié aux Éditions de l’Aube. Dans ce livre, la philosophe Gabrielle Halpern expose sa théorie de l’hybridation, son sujet de réflexion principal, depuis sa thèse de doctorat en philosophie, Penser l’hybride, soutenue en 2019 : « Je définis l’hybridation comme le fait de faire des mariages improbables c’est-à-dire de mettre ensemble des générations, des activités, des usages, des matériaux, des arts, des idées, des personnes, des secteurs, des sciences, qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, mais qui, par leur métamorphose réciproque, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : un tiers-service, un tiers-lieu, un tiers-modèle organisationnel, une tierce-économie, une tierce-mélodie ou encore un tiers-territoire… ».
Or, toujours selon Gabrielle Halpern, « la question de l’hybride interroge la question de l’identité (la bâtardise, le sang-mêlé, c’est l’identité transgressée), la relation à l’autre, nos frontières mentale, notre rapport à la réalité ».
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Elle poursuit en disant : « L’hybridation est la métamorphose réciproque. Pour obtenir un centaure, il ne suffit pas de mettre un homme sur un cheval. Il faut que chacune des parties fasse un pas de côté pour aller vers l’autre, sorte de son identité, se métamorphose, et alors seulement il y aura rencontre et, donc, création d’une tierce figure, d’un tiers-monde ! En amour, c’est ce qu’il se passe, ou plutôt, ce qu’il devrait se passer : chacune des deux parties accepte de se transformer au contact de l’autre – de s’altérer, au sens de l’altérité- pour créer ensemble cette tierce-figure qu’est le couple! ».
« L’idéal de l’homme augmenté est un fantasme onaniste »
Gabrielle Halpern
Ce qui lui permet d’ajouter : « l’idéal de l’homme augmenté est un fantasme onaniste » (jolie figure de style !), et de poursuivre son raisonnement : « à cause de notre peur de l’incertitude, nous avons une incapacité à assumer pleinement et naturellement l’inconnu, la singularité, l’altérité. Cette pulsion à laquelle il est si difficile de résister nous mène au culte de la cohérence, sur l’autel de laquelle nous apportons en offrandes nos fake news et nos complotismes, et à l’obsession de l’identité. Lorsque nous rêvons d’implanter dans notre corps des technologies ou d’implanter des éléments humains dans nos outils -des émotions, des sentiments, des raisonnements-, il s’agit toujours de la même chose : l’homme avec lui-même, […]. Le transhumanisme n’est qu’une pulsion d’homogénéité de l’être humain. […]. Le transhumanisme est un onanisme! ».
L’opéra, un cas d’hybridation réussie ?
Vous l’aurez compris, Gabrielle Halpern ne mâche pas ses mots, qui sont chargés d’urgence et de véhémence. En retour, Marina Viotti va non seulement abonder mais également enrichir son propos, par de nombreuses réflexions et anecdotes de sa vie de chanteuse professionnelle, pleines de bons sens et parfaitement pertinentes.
Elle va par exemple parler d’hybridation réussie dans le cas d’un opéra mis en scène par un réalisateur de cinéma, qui verra le chanteur et le metteur en scène faire chacun un pas vers l’autre. Le metteur en scène va aisément comprendre qu’on ne guide pas un chanteur comme un acteur. Ainsi, Marina Viotti explique-t-elle que le chanteur, qui doit suivre un texte mais aussi une partition, un tempo, une musique, ne pourra pas « courir en haut d’un escalier pour aller chercher un objet, car le tempo est trop rapide, ou trop lent, et donc cela contrarie notre souffle et notre voix. » Elle explique également que les réalisateurs sont habitués à construire des rapports entre les personnages en faisant des gros plans sur les visages et en soulignant les mimiques, chose impensable pour les chanteurs d’opéra, dont le maquillage est intensifié pour être vu de loin et pour qui l’émission du son sans micro nécessite souvent des rictus du visage. Pour autant, durant la pandémie, le monde de l’opéra s’est mis à faire du streaming pour élargir son public, demandant alors à ses chanteurs de se comporter davantage en acteurs, en utilisant également les traits du visage comme moyens d’expression…
« Lorsque j’ai accepté de jouer le personnage de Carmen, à Zurich, j’ai fait mettre par écrit que je refuserais ce rôle s’il était interprété comme une prostituée »
Marina Viotti
Marina Viotti cite également volontiers le travail sur scène avec les danseurs, quant des danseurs de hip-hop doivent évoluer sur scène au milieu de cinquante choristes statiques, ou quand un chanteur doit apprendre à se déplacer souplement pour atténuer le décalage visuel entre danseur et chanteur. Ou encore combien un danseur est aérien et un chanteur ancré, et comment elle a appris à se déplacer en gardant son ancrage dans le sol, tout en s’initiant au côté aérien du haut du corps.
Des illustrations de ce type il y en a beaucoup, dans Et si le monde était un opéra ?, et elles sont fort agréables à découvrir. Nul besoin d’être connaisseur en philosophie ou en art opératique pour suivre les propos des deux amies, qui sont toujours explicatifs et éclairants.
On ressort de cette lecture avec la confirmation qu’aller « s’altérer » au contact des univers des autres est source d’infinie richesse, et que l’opéra en est un vivant exemple !