CONCERT – Dans une drôle de semaine américaine, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg avait rendez-vous avec les ambassadeurs du jazz symphonique, passé et présent : George Gershwin, Kurt Weill, Leonard Bernstein pour la musique ; Wayne Marshall pour la direction. Sur le devant de la scène, le pianiste jazz Paul Lay en trio pour une Rhapsody in blue moderne en diable, un siècle après sa création.
Cette semaine, ça ne nous aura pas échappé, le peuple américain a vécu un événement un peu compliqué à gérer. Une nouvelle tombée au milieu de la nuit qui a fait l’effet d’un petit séisme. Vous voyez où on veut en venir ? Oui, cette semaine, Quincy Jones nous a quittés.
Vous pensiez qu’on allait parler de Trump hein ? On vous épargne… Parce qu’on préfère vous parler de Quincy Jones, un ambassadeur à peine plus lumineux, à peine plus riche, à peine plus important. Quincy Jones, c’est Michael Jackson, c’est la MoTown, c’est Stevie Wonder et Ray Charles. C’est aussi Sarah Vaughan et Dizzy Gillespie, Lalo Schifrin et Count Basie. C’est l’héritage américain tout entier, profondément divers, de Broadway à Harlem, du Carnegie Hall au Madison Square Garden. Une filiation en ligne direct avec George Gershwin et l’âge d’or du jazz.
Philharmonique supersonique
Ce vendredi-là, à Strasbourg, dans la salle délicieusement vintage du Palais des Congrès, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg avait rendez-vous avec cet héritage. Un programme Gershwin-Kurt Weill-Bernstein en partenariat avec le festival Jazzdor qui mettait à l’honneur le génie américain, dans la vision d’un duo gagnant. À la baguette, Wayne Marshall est une vigie bienveillante qui distribue le swing. Tout le long du programme, il fait souquer son philhar d’un soir dont les percussions sont des terrassiers à l’affut du moindre glissement, et les cuivres des boxeurs dopés aux aigus, qui balancent des pêches de son pur par-dessus les cordes. Au piano, Paul Lay embarque sur son brise-lame d’ébène et d’ivoire qui perce un chemin nouveau sur une route bien connue : la Rhapsody in blue.
La Rhapsody in blue : késako ?
« La naissance de la musique Américaine« , « un grand concerto jazz » : c’est ainsi que Paul Whiteman chef et producteur de concert, annonçait tambour battant, dans tous les journaux de la ville, la commande qu’il avait faite un mois plus tôt à George Gershwin, alors compositeur soupirant, jeune pianiste de cabaret. On est en 1924. Un mois : c’est tout ce qu’a eu Gershwin pour sortir de son chapeau, certes fertile, cette partition complète pour orchestre. Pas le temps, donc, d’écrire une partie de soliste comme l’aurait fait son idole Rachmaninov. Tant pis, il fera ce qu’il sait faire quand il doit broder autour d’un thème pour rallonger un morceau et remplir son contrat dans les orchestres de Broadway : il improvisera. Oui, à sa création il y a pile un siècle, la partie de piano de la Rhapsody in blue était improvisée.
Paul Lay sort les coudes
Et c’est exactement ce que Paul Lay a décidé de faire avec sa Rhapsody. L’idée est de garder la trame globale de la partition, les toits et les murs de la maison, mais de redécorer l’intérieur en ajoutant d’abord à l’ensemble une section rythmique : contrebasse et batterie, premiers lieutenants de cette campagne de re-jazzification. Puis, un geste que les pianistes classiques n’oseraient jamais faire, tout attachés qu’ils sont à l’écriture sainte de la partition « originale » : plutôt que de se contenter des interstices disponibles pour briller, Paul Lay sort les coudes pour se faire de la place. Il rallonge les cadences entre deux interventions de l’orchestre, donne un ou deux chorus aux saxophones, et rajoute même un pièce à la bâtisse : un Cuban Interlude qui Groove en diable.
Sky is the limit
Dans ce loft tout neuf, façon penthouse, Paul Lay a de la place. Il embrasse tout Central Park d’un seul coup d’œil, survole les pièges d’une vision polluée par le temps et parcourt la ville sans jamais traverser dans les clous. Les accents sont toujours décalés, l’invention obsédante et la virtuosité permanente. Comme au club de jazz, on décolle le dos de son fauteuil, on écoute avec le corps tout entier penché vers la scène, pour ne pas perdre une miette d’un événement rare.
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Comme le passage d’une comète, cette Rhapsody in blue nous propose de faire un vœu : celui de voir revenir dans nos concerts classiques la belle idée d’improvisation que le XIXème siècle nous a enlevé, et que le jazz nous a rappelé dans son énergie battante, son épine de Lune qui inonde la nuit, son « J » de joie dans un « D » de détresse, comme dirait l’autre… Un siècle après sa création, la Rhapsody in blue a trouvé un vrai souffle, une version à la hauteur de son génie créateur. Une vision de la musique américaine battante et sacrément moderne, n’en déplaise aux chagrins qui voudraient la reléguer aux oubliettes du siècle passé. Great, again…
Demandez le Programme !
- G. Gershwin – Rhapsody in blue (version 1942), arr. Paul Lay
- G. Gershwin – Standards arr. Paul Lay
- K. Weill – Symphonic Nocturne de Lady in the Dark, arr. R.R. Bennett
- L. Bernstein – Fancy Free, suite de ballet