DANSE – C’est une commande spéciale de l’Opéra de Paris que cette nouvelle création de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber, donnée en première mondiale au Palais Garnier : chorégraphie virtuose et audacieuse, d’une sensualité exacerbée, Pit réveille les démons enfouis.
“Laissez-vous emporter par le chaos”
La qualité de présence corporelle des danseurs saisit dès le lever de rideau. Dans un décor dépouillé, sous une lumière blafarde, Bobbi Jene Smith et Or Schraiber nous mettent sous les yeux le tableau d’une civilisation post-industrielle décharnée. Des corps vêtus en différentes nuances de noir, de gris et de blanc, se débattent en mouvements saccadés: étonnante rencontre entre un Corps de Ballet classique et une chorégraphie qui les pousse à sortir d’une technique trop lissée. Des couples se forment au hasard de la scène, des pas de deux s’esquissent. La nudité est suggérée, mimée, montrée. Mais l’érotisme est désenchanté. De la terre, du sang, des cris parachèvent la représentation d’une matérialité violente.

“Quelle est cette bête sauvage?”
Telle a été la réaction de Bobbi à la première écoute du Concerto pour violon de Sibelius, qui constitue l’origine de cette chorégraphie. La primauté de la musique dans l’expressivité de l’ensemble est soulignée par le fait que le violon soliste, Petteri Iivonen, sort de la fosse orchestrale pour venir jouer sur le devant de la scène. Interpellé, bousculé par l’une des danseuses, il constitue un personnage à part entière.
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Inversement, les danseurs semblent parfois rester en marge de la scène: encombrés de talons, de manteaux, de lunettes, ils évoluent par moments en-deçà de la danse. Ces jeux entre fiction et réalité, entre champ et hors-champ, facilitent la connivence avec le public. “Abandonnez votre quête de compréhension. Sentez-vous regarder. Votre réponse corporelle à l’œuvre est ce que l’œuvre signifie”, explique Sima Belmar.

“Le noyau d’un fruit sombre”
Tel est le sens de “pit” selon les mots de la chorégraphe. Littéralement, le mot peut se traduire par “fosse”: fosse de l’orchestre, fosse commune, fosse intérieure… Plus largement, c’est à la fois un abîme et un noyau : là où l’on se perd et ce contre quoi on se cogne. Quand nudité érotique et nudité léthale s’entremêlent, l’antique dualité entre Eros et Thanatos est violemment rappelée au spectateur. Les corps qui dansent librement sur la scène sont montrés dans leur vulnérabilité primitive. Ils n’en sont pas moins beaux. Pour les deux chorégraphes, partenaires dans la vie comme dans la danse, il s’agit de changer de regard. “Comme dans un rêve, il y a un enchevêtrement de larmes, de sourires, de pertes, d’efforts et de passion. Dans un rêve, comme dans la vie, il y a du mystère dans le désordre. Nous cherchons à établir des liens. […] Je vous invite à vous laisser tomber avec nous dans le gouffre, où l’échec peut être beau, et où volent les anges” (Bobbi Jene Smith).