COMPTE-RENDU : De retour à la Halle aux Grains, Tugan Sokhiev reprend pour un soir les rênes de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, dont il fut directeur musical jusqu’en mars 2022, pour une soirée dédiée à la musique russe.
Concert sous les feux d’une actualité brulante.
Si l’interprétation de musique russe en ces temps de guerre peut faire débat (on pense notamment aux effusions d’encre générées par le Godounov de la Scala), le public toulousain a tranché : la Halle aux Grains est comble, toutes catégories confondues.
Trois œuvres russes : La Grande Pâque Russe de Rimski-Korsakov, Time’s River concerto pour hautbois (création française) d’Alexandre Raskatov et la Neuvième symphonie de Chostakovitch. Trois œuvres qui n’ont a priori pas grand-chose à voir : époques différentes, formes différentes, styles différents… Mais sûrement un point commun, l’aspiration à vouloir toucher quelque chose d’insaisissable : le salut de l’humanité par la mort et la résurrection du divin avec Rimski-Korsakov, sa déchéance absurde dans le cirque dessiné par Chostakovitch au lendemain de la seconde guerre mondiale et la marche du temps emportant tout sur son passage avec Raskatov.
Opération délicate, car si les mots sont souvent bien impuissants pour décrire ces concepts avec suffisamment de force pour qu’ils soient saisis, la musique, allant plus directement au cœur en court circuitant le cerveau, peut être d’une aide précieuse. Il y a cependant deux conditions pour cela. Le message doit passer par une exécution parfaite, au risque d’être brouillé et l’interprétation doit être incarnée et consciente des enjeux, d’un sens profond.
Ça a plutôt mal commencé. Des échauffourées dans les rues à quelques centaines de mètres à peine. Un discours préliminaire du porte-parole des musiciens se plaignant autant de la réforme des retraites que d’un supposé manque de soutien de l’état aux institutions culturelles pendant l’inflation. Il est accueilli pour le moins diversement, avec autant de huées que d’applaudissements, de la part d’un public qui vient d’éviter de peu les déchets encore embrasés jonchant le sol des rues environnantes et qui a encore en mémoire les relents résiduels de l’odeur des gaz lacrymogènes. Entendre des huées avant même la première note est en tout cas déroutant.
Tugan Sokhiev arrive. Le calme se fait. Il se fait applaudir. La magie peut enfin commencer.
La musique dépassant les clivages ?
La symbiose entre l’orchestre et son chef (qui indiquera à la fin du concert fêter les 20 ans de son premier concert avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse) est parfaite. On ressent ainsi une vrai différence avec le concert du philharmonique de Vienne, dirigé par le même Tugan Sokhiev, dans les mêmes lieux moins d’une semaine auparavant et lui aussi dédié à la musique russe. L’interprétation y était tout aussi précise et rigoureuse sinon plus mais semblait plus tourner comme un mécanisme d’horloge que comme un ensemble incarné, transmettant faiblement le lyrisme du programme. Aujourd’hui l’alliage entre précision et émotion a bien pris.
Des choix nets
La Grande Pâque Russe impose de nombreuses transitions entre des parties solistes ou de faibles effectifs et de monumentaux tutti. Celles-ci sont fluides et coordonnées. Jaewon Kim, violon solo trouve dans son jeu l’équilibre entre virtuosité et humilité. Le chef la gratifie d’ailleurs à plusieurs reprises pendant les applaudissements. Les autres pupitres montrent aussi leurs qualités. On peut ainsi évoquer l’efficacité des dialogues entre les appels de trompettes et les cordes pizzicato ou encore le solo de violoncelle. Une des forces de Tugan Sokhiev, en plus de ses choix pertinents et réguliers de tempi, est la parfaite maitrise des volumes de l’orchestre et son sens de la progression. Les forte, pourtant puissants, des premiers tuttis orchestraux paraissent ainsi totalement insignifiants face à l’écrasement final du Christ ressuscitant sur terre.
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Dans la symphonie de Chostakovitch, on observe un beau coup d’archet sur la partie « symphonie classique » du premier mouvement. Les percussions et en particulier la caisse claire sont entrainantes dans les motifs que l’on peut assimiler à de la fanfare ou de la musique de cirque. Elles viennent contraster les parties mélancoliques de vents mettant en valeur le piccolo et la clarinette, rendant les oppositions de la partition, écrite sur ton majeur, bien audibles. Cela est aussi marqué au niveau des jeux de volumes, par exemple au début du cinquième mouvement entre les cordes jouant piano et le basson plus vif. Le tout rendant un vaste panel de couleurs complexes.
Hautbois (sur ?)naturel
Le concerto pour hautbois de Raskatov propose quelque chose d’encore plus éclectique mais dans un style totalement différent. Le « Time’s River » coule finalement assez peu. Peut-être perçoit-on quelques légères vaguelettes dans les motifs de cordes, s’intensifiant progressivement vers la fin de la partition. Mais ce qui intéresse le plus, ce sont les éléments flottants à sa surface, assez disparates, tels des épaves refluant. Des sons étranges, parfois rappelant les bruitages d’anciens films de science-fiction des années soixante, comme des curiosités émanant d’un monde parallèle ou oublié. On entend cela par exemple au deuxième mouvement par des bois stridents et dissonants dialoguant dans une langue étrange avec le hautbois soliste. Des sons évoquant la nature engloutie dans le fleuve. Les courts motifs de hautbois répétés sont ainsi souvent assimilables à des bruits d’oiseaux au matin. Enfin des sons évoquant la diversité de l’humanité dans ses traditions et ses cultures avec l’introduction d’instruments tels que le bol tibétain. L’arrangement des percussions est d’ailleurs particulièrement varié et original, comprenant entre autres : plate bells, gongs suspendus, ou encore des carillons éoliens entrainés par des ventilateurs en plus des plus conventionnelles timbales, grosse caisse, etc.
Cela vient renforcer cette impression d’ensemble hétéroclite. Il ne faut donc probablement pas voir ce concerto comme une continuité linéaire mais comme une promenade libre dans le temps et l’espace, ponctuée de souvenirs du passé et de l’avenir. Cette notion de promenade peut rappeler les tableaux d’une exposition de Moussorgski, œuvre qui semble d’ailleurs évoquée voire épisodiquement citée dans certains motifs de hautbois. Le hautbois soliste est assuré par nul autre qu’Alexei Ogrintchouk (russe lui aussi) pour qui avait été créé ce concerto au Concertgebouw d’Amsterdam lorsqu’il était soliste de l’ensemble résident. Il s’intègre bien à l’orchestre du Capitole. Les enchainements souvent très rapides avec l’orchestre sont efficaces et il fait preuve d’une certaine élégance dans son jeu.
Chacun finalement ressort avec la même sidération de ce spectacle d’émotions. Faisant fi des clivages politiques, des nationalités et même des guerres, cette musique, interprétée avec passion et avec justesse aura donc transcendé l’ensemble du public. Elle est simplement universelle.