CONCERT – À la salle des Concerts de la Cité de la Musique, l’Ensemble Intercontemporain proposait un programme constitué autour de l’Ecole de Vienne avec le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg et la Suite Lyrique d’Alban Berg.
Le spectacle se voulait interdisciplinaire et dotée d’une chorégraphie du Maître de l’épure en danse, Saburo Teshigawara en présence de sa disciple, Rihoko Sato. Une soirée inédite et excitante, saluée avec ferveur par le public présent.
Pierrot entre dans la danse
Pour l’exécution du Pierrot Lunaire, les solistes de l’Ensemble intercontemporain se sont regroupés côté jardin de la scène autour de la mezzo-soprano Salomé Haller, tandis que le côté cour se trouvait entièrement consacré à la danse. Dans une demi pénombre persistante et presque oppressante, éclairée plus radicalement à certains moments-clés de faisceaux de couleurs blanche ou rouge sang, selon le poème décliné par la récitante, Saburo Teshigawara a réglé une chorégraphie à la fois savante et épurée. Seul ou en duo avec sa partenaire en danse Rihoko Sato, il a cherché à créer un vocabulaire gestuel répondant aux exigences propres au Sprechgesang, forme d’écriture vocale inédite initié par Schönberg, entre parlé et chanté.
Jeux de mains…
La fluidité et les élancements des corps, leur inscription dans l’espace sous forme de signes ou de balancements, la décomposition même des mouvements toujours aériens ou comme maintenus en apesanteur, et même certaines poses plus hiératiques, ont surpris au départ, avant de totalement fasciner. Le travail des mains chez Saburo Teshigawara occupe une place spécifique. Effectivement, ses mains d’une extrême mobilité paraissent comme détachées du corps du danseur et dotées d’une expressivité qui leur est propre. La dimension spatiale de la musique de Schönberg, par son interprétation fiévreuse et lumineuse, est ici pleinement restituée. Concepteur par ailleurs de la scénographie, des lumières et des costumes, Saburo Teshigawara a inscrit sa chorégraphie dans un espace limité et dans une ambiance crépusculaire qui évoque le cinéma expressionniste allemand de l’entre-deux guerres, sachant que la création mondiale du Pierrot Lunaire se situe en 1912. La silhouette sinueuse et inquiétante du danseur n’est pas sans rappeler par ailleurs le personnage de Nosferatu, le vampire du film de Friedrich Wilhem Murnau, sorti pour sa part en 1922.
Sprechgesang : exercice de style
Sur le plan musical, les solistes de l’Ensemble intercontemporain ont délivrét une leçon d’interprétation de la musique atonale de Schönberg, dosant parfaitement les passages plus expressifs et valorisant le tissu instrumental, particulièrement ardu dans cette pièce. Dans la partie vocale solo, Salomé Haller a respecté scrupuleusement les indications imposées, réussissant cet amalgame si étroit entre le chant et le parole. Sa voix de mezzo-soprano chaleureuse, aux graves puissants, habite sa partie et lui confère une pleine résonnance. Son interprétation vibrante des trois fois sept poèmes du poète symboliste belge Albert Giraud, ici dans la traduction allemande et assez libre d’Otto Erich Hartleben,a répondu à toutes les exigences requises. Le Pierrot de la Commedia dell’ Arte et de la pantomime a revécu par les soins de tous les interprètes, dans sa forme triste et désespérée.
Adieux au Romantisme
La Suite lyrique pour quatuor à cordes d’Alban Berg reflète les amours secrètes du compositeur de la maturité et d’Hanna Fuchs, épouse d’un riche industriel. La passionnante correspondance échangée vient éclairer cette passion impossible qui plongera Berg dans une certaine forme de désespoir. Les six mouvement qui constituent cette Suite Lyrique, entre étapes atonales, tendues ou plus libres de forme, conduisent inexorablement vers un Largo desolato, dans lequel s’insère une citation du Tristan et Isolde de Richard Wagner en « forme d’adieu au romantisme » comme le précisait avec grande pertinence le musicologue Dominique Jameux dans ses écrits sur Alban Berg.
Repousser les limites
Saburo Teshigawara, même s’il est apparu sporadiquement dans cette partie pour échanger à plusieurs reprises un mystérieux manteau avec sa partenaire, a confié l’essentiel des mouvements chorégraphiques à Rihoko Sato. Un grand cercle lumineux ouvre et vient clore la partie dansée par Rihoko Sato, qui ne quitte jamais la scène durant les 30 minutes que dure la Suite Lyrique. L’interprète charismatique n’a cessé d’évoluer, de tordre son corps de multiples façons, semblant comme vouloir repousser les limites, appeler à l’aide pour ne pas basculer vers le point de non-retour ! Mais la fin apparaît inexorable… Il convient de citer l’ensemble des solistes de l’Ensemble intercontemporain qui se sont illustrés pour tout ou partie sur les deux partitions : Sophie Cherrier (flûte), Alain Billard (clarinette basse) Jeanne-Marie Conquer et Diego Tosi (violon), Odile Auboin (alto), Renaud Déjardin (violoncelle), Hidéki Nagano (piano).