CONCERT – Telle une grande aura, autour de la juvénile icône de la soirée – la trompettiste Lucienne Renaudin Vary – l’orchestre de l’opéra de Nice brille de mille feux, sous la baguette du chef autrichien Günter Neuhold, dans un programme qui gravite autour de la Russie et de ses métamorphoses.
Un programme engagé
Le programme de la soirée questionne le lien d’attachement de compositeurs tels que Tchaïkovski et Prokofiev à leur patrie d’origine, Nice étant l’une des villes les plus Russes de France. Cette démarche permet de penser les territoires géopolitiques dans leur complexité, la musique en étant une forme de cristallisation spécifique, s’agissant d’œuvres phares (Prokofiev) ou d’œuvres rares (Aroutiounian). Après la géographie vient l’histoire : de 1880 à 1950, période intéressante en ce qu’elle met en tension l’apogée du romantisme russe (Tchaïkovski), le modernisme traditionnel (Aroutiounian) et la longue parenthèse soviétique (Prokofiev). Le programme opère un parcours qui mêle différents âges d’or, de l’automne romantique au printemps révolutionnaire. Les compositeurs levent le voile sur une outre-musicalité, avec ses démesures, ses tâtonnements et ses éclairs de génie. Telle est la densité de ce programme, qui inscrit ces musiques de guerre et de paix dans les enjeux les plus brûlants du présent.
Polymorphisme et symphonisme
Le premier cercle du concert se concentre sur les archets, avec la Sérénade pour cordes en ut, op. 48 de Tchaïkovski, composée en 1880. Ce dernier y agrège ses différents savoir-faire, notamment de compositeur d’opéra (richesse mélodique) et de ballet (dimension rythmique). Le compositeur y fait resplendir la tonalité (celle de do majeur) avec ses matériaux les plus solides : gamme, arpège, cadence, thématisme, etc. Suit, avec le renfort des autres pupitres de l’orchestre, le Concerto pour trompette d’Aroutiounian (1920-2012), composé en 1950, à la virtuosité moderne et aux couleurs traditionnelles (folklore arménien, russe et tzigane). Notons que le compositeur aura reçu le titre d’Artiste du peuple de l’URSS en 1970. La dernière partie du concert, avec la Symphonie n°5 en si bémol majeur (op. 100) de Prokofiev, composée en 1945, fait voyager le public sur un navire-amiral. L’œuvre célèbre, en temps réel, une victoire décisive de l’armée rouge contre l’Allemagne nazie, le compositeur se voyant alors gratifié du prix Staline.
Joute musicale et quête du Graal
Günter Neuhold, tout sourire, en tenue col Mao, semble contacter la tête des compositeurs d’un bras, celle des musiciens de l’autre, comme les lances d’un chevalier. Il s’emploie à obtenir de sa phalange, avec une gestuelle de solide sémaphore, un équilibre entre émotion, voire épanchement, et suprême élégance dans la Sérénade. Les différents pupitres de cordes font moirer leur teinte principale en soulignant, surjouant parfois, les tessitures, les modes d’attaque ou encore les dynamiques. La quête de la justesse, à l’intérieur de chaque pupitre de corde, est mise à rude épreuve par l’écriture, l’écoute réciproque semblant devenir optimale dans le Concerto, son art des silences, des phrasés et des tournoiements sonores. Dans la Symphonie, le chef obtient des alliages puissants, charpentés, faits de briques orchestrales. Tout un monde, fait de bloc (soviétique) et de cluster, s’avance selon un narratif qui doit au cinéma, non pas au péplum ou au blockbuster, mais à la grande manière d’Eisenstein dans Alexandre Nevski ou Ivan le Terrible. Le chef confère aux retours thématiques, dans les trois œuvres, une force rituelle significative : romantisme résigné chez Tchaïkovski, folklorisme savant chez Aroutiounian, ironie solennelle chez Prokofiev.
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Trompettes de la renommée
Le chef laisse un espace d’expression autonome, avec grand respect, à la soliste de la soirée. Il lui indique les entrées comme l’on fait un baise-main. Il adopte alors une gestuelle à la fois mathématique et fluide, décomposant les mesures par de petits sursauts, souvent contrariées par des accents asymétriques. Le programme a également en commun l’art du rythme, que soulignent des percussions en grande tenue chamarrée. Telle la Dame dans la courtoisie médiévale, Lucienne Renaudin Vary, est entourée d’un halo de lumière qui émane de sa jeune tête blonde, de ses pieds nus, de sa robe moirée et de son brillant instrument.
Son jeu corporel, libre de toute entrave traditionnelle hormis la partition, lui permet d’extraire de son instrument différentes couches de dorure, dans des lignes syncopées ou chantournées. Elle pose sur la musique un glacis transparent, depuis sa bouche labile, notamment dans le mouvement lent. Elle le repose en bis, avec sa lecture propre d’un grand standard du jazz (Somewhere over the rainbow), conférant à son timbre, une sonorité-signature, aussi incisive que moelleuse. La rondeur du pavillon de son instrument, avec ses petites rotations, semble entraîner la harpe, la petite harmonie, ou encore les percussions, dans son sillage pailleté. Elle fait ainsi corps avec le son, s’insinuant dans les sinuosités arméniennes de la clarinette, de la flûte, du hautbois et du basson, se tenant toujours à la crête d’une canopée scintillante, toute bannière relevée. Les rencontres avec les timbres orchestraux sont tâtonnantes, donc vivantes, comme si l’une et les autres mélangeaient des pigments sur la grande palette de la scène.
Ce concert symphonique, issu du 20e siècle, avec ses crises et ses révolutions de masse, atteint une visée véritablement géopolitique, comme pour conférer à la musique sa portée globale et universelle, sa grandeur, en un mot : tout le monde, effectivement, s’y retrouve.