DANSE – Le Théâtre de la Ville proposait une rencontre réussie entre l’impétuosité de Sharon Eyal et l’univers fluide et zen de Tao Ye avec les 16 interprètes du Nederlands Dans Theater. Déjà programmé à la saison d’ouverture du Théâtre de la Ville en 1969, le NDT fait sa réouverture cinquante ans plus tard avec deux créations hypnotiques et d’une technicité impressionnante. Quand on aime, on ne compte pas les années…
Le Nederlands dans Theater a interprété ce soir deux pièces assez différentes dans leur rapport entre individualité et collectif. Mais toutes deux étaient hypnotiques et intenses. On retrouve la patte distinctive de ces deux chorégraphes phares de la scène internationale : Tao Ye & Sharon Eyal. À Tao Ye la technique du « système du mouvement circulaire » et à Sharon Eyal l’expulsion d’un individu à la marge du groupe.
Se tailler un costume
Fait notable : le costume a une place importante dans la création de ces deux chorégraphes. Tao Ye et Duan Ni ont créé un atelier de couture en plus de leurs compagnies de danse et Sharon Eyal a créé elle-même ses propres costumes pour Jackie. Un costume unisexe dans les deux cas, qui ne fait aucune distinction entre hommes et femmes. Comme le dit bien Tao Ye « J’apprécie la beauté de la neutralité de genre, c’est pourquoi il n’y a pas de différence entre les sexes dans ma compagnie. Ça permet aux interprètes, hommes comme femmes, d’être forts et puissants tout comme délicats et paisibles. »
Le signe de 15
Tao Ye a un parcours exceptionnel. Fils unique d’ouvriers, il se lance à douze ans dans la danse et connaît une ascension fulgurante avec la création de sa propre compagnie à 23 ans en 2008 : « TAO Dance Theater ». 15 est sa toute dernière création, dans une longue série numérique « Numerical Series » : Weight x3, 2, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 14. C’est aussi sa première création avec une compagnie non-asiatique, un challenge à relever au vu des différences de morphologies occidentales avec celles asiatiques. Mais celui qui était comparé, enfant, à une « nouille », tant son corps était souple, a relevé le défi haut la main avec le NDT, qui maîtrise à la perfection le répertoire contemporain.
15 danseurs donnent le rythme : lespaumes de mains frappent les torses et les cuisses. Les pieds claquent au sol. Tous habillés à l’identique, aucun danseur ne se distingue de la masse. La synchronisation des gestes individuels pour se fondre dans le collectif relève de la virtuosité. Une accumulation de figures circulaires se répète à l’infini dans une chorégraphie millimétrée : « Le cercle n’est pas défini par un instant particulier. Ainsi les mouvements sont comme perpétuels, ouvrant des possibilités infinies » comme aime le préciser Tao Ye. La prouesse géométrique de 15 résulte à déployer de la circularité dans un triangle formé par les danseurs. Le corps est vu comme « un crayon qui dessine des cercles en mouvement dans l’espace ». Les corps des danseurs deviennent de plus en plus abstraits pour donner une forme géométrique hypnotique. La chorégraphie est d’autant plus belle en prenant de la hauteur car les danseurs ne font plus qu’un, leurs jambes et leurs bras battant à l’unisson pour former ce triangle si parfait. Pour une fois, les spectateurs des derniers rangs ne sont pas lésés et peuvent profiter pleinement du spectacle ! Instant culture : Tao Ye est un peu le Vasarely de la danse contemporaine.
Jackie : vie et brouillard
Après l’entracte, autre ambiance, le rideau se lève et nous voilà plongés dans un épais brouillard. Les visages et les genres des danseurs sont difficilement distinguables. Sur demi-pointes, ils ont l’air de créatures mythologiques apeurées, les mains derrière les oreilles, à l’affut du moindre bruit. L’atmosphère est pesante, la musique y étant pour beaucoup. C’est celle du maître japonais Ryūichi Sakamoto, composée pour le film « The Revenant », dans lequel Leonardo di Caprio essaie de survivre dans une nature impitoyable. Dans Jackie, les danseurs sont sur le qui-vive et comme toujours chez Eyal, un pas de côté peut les faire expulser du groupe. La force de la chorégraphe israélienne est de réussir aussi bien les solos individuels que les danses de groupe. La musique devient de plus en plus vivante, et les danseurs suivent alors un mouvement de plus en plus enthousiaste. Les émotions se bousculent chez le spectateur, promené entre la jouissance de la vie et la peur de l’oubli.
La soirée était une démonstration de l’immense qualité du Nederlands Dans Theater et des univers chorégraphiques de deux artistes dont on comprend pourquoi ils sont sur le devant de la scène internationale.