CONCERT – Renaud Capuçon et Dominique Bluzet déclinent leur collaboration fructueuse en deux festivals, à l’horizon d’Aix-en-Provence, l’un à Pâques, consacré au sacré, l’autre en novembre, dédié à la nouveauté.
Mais quoi de plus relatif, inquantifiable et affaire de jugement que la nouveauté ? Alors, rapprochons-nous de quelque chose de concret : la jeunesse, et voyons comment elle se donne en spectacle et en musique dans un auditorium Campra du Conservatoire Darius Milhaud qui abrite une forêt magique, faite de projecteurs diffractant une douce lumière d’aube. La métaphore de la germination, de la pépinière et du matin est déjà là, l’éclairage produisant un halo, une aura : un chant de l’aube de la musique au Festival Nouveaux horizons.
Le bain de jouvence de la musique classique
La jeunesse est celle, en son temps, du compositeur, qu’il s’agisse du Beethoven des débuts – Trio avec piano no 4 en si bémol majeur, op.11 – ou du Guillaume Lekeu de la fin, le Quatuor pour piano et cordes en si mineur, en partie posthume, d’un compositeur mort à 24 ans. La fin précoce fait souvent d’un artiste l’essence même de la jeunesse éternelle, encapsulée dans une œuvre-testament.
Pour interpréter le Trio avec piano de Beethoven, trois jeunes interprètes sont disposés en triangle, figure d’équilibre. Il semble que cette quête fasse partie du cahier des charges de la composition du Trio, chez un Beethoven âgé de 27 ans (1797). Il se soumet à l’exercice d’une formation de chambre à la fois délicate et hybride, sorte de noyau de l’orchestre, d’échantillon symphonique. Au piano (Julia Hamos), se joint le violoncelle (Julia Hagen) et la clarinette (Joë Christophe). La facture en est classique, lisse et policée. La clarinette s’y montre boisée, sylvestre, dans le souffle comme dans le jeu de clés, tandis que le violoncelle y ajoute quelques frottements élégants, le piano restant à sa place de gardien de la tonalité. Les jeunes interprètes contactent l’essence de l’œuvre : un exercice d’apprentissage et de déploiement des possibles instrumentaux depuis le langage tonal. Le mouvement central, adagio, avec ses grandes phrases ombrées, respire le cantabile, tandis que le dernier mouvement fait de la convention d’un thème et variation la source d’une liberté supérieure, celle que se donne une jeunesse et son invincible été. C’est déjà « la voix de son maître », la voix du maître entre tous, qu’est Beethoven, qui se donne à entendre ici.
L’autre œuvre classique, le Quatuor pour piano et cordes de Guillaume Lekeu (1870-1894), se recentre sur les cordes. La formation ajoute au piano (Julia Hamos), au violon (Anna Göckel) et au violoncelle (Ivan Karizna), l’alto d’un maître contemporain, Gérard Caussé, acteur engagé nativement et profondément en direction de la jeunesse et dans le Festival. À l’inverse de la facture classique de l’œuvre précédente, le quatuor, répartie en deux longs mouvements (Dans un emportement douloureux et très animé – Lent et passionné), s’adonne à la fièvre post-romantique. L’énergie déployée par les musiciens est décapante, bouillonnante, rafraichissante, jetée à corps perdu, portée par le timbre magique assumé de la jeune violoniste Anna Göckel. Le chant de ses cordes, grêle ou nimbé par la rosée du matin, se situe entre deux époques, un temps trop dé-passé, celui qu’un vieil enregistrement d’époque peut donner à entendre, et un temps trop à-venir, encore inouï. Le violoncelle délivre un vibrato « à la corde », un timbre intense et un phrasé structuré, tandis que le piano se fait, de bout en bout, virtuose et rapsodique.
La jeunesse, dans cette partie de la programmation, est un âge, plus qu’une attitude, un moment opportun, juste à temps. Avec le deuxième volet de la programmation, elle devient autre chose : la création musicale contemporaine, comme nos sociétés actuelles, est soucieuse de pluralisme, face heureuse de l’individualisme.
Les nouveaux explorateurs
Pour installer la Sonate pour violon et piano (Renaud Capuçon et Guillaume Bellom), de la compositrice française Camille Pépin (1990), le rouge est mis, côté cour et jardin. Les deux instruments sont pris dans les rets d’un processus de vases communicants entre résonance au piano et frottement au violon, l’un augmentant l’autre. Ce qui se donne à écouter paraît simple, alors qu’une extrême complexité préside à l’écriture, issue d’une compréhension profonde des possibles instrumentaux. Toute tension, en particulier tonale, a disparu, au profit d’un état d’apesanteur, d’ouverture, permettant à des bribes modales et à des modulations intempestives de parsemer le matériau sonore. Toute notion de justesse, ramenée à l’échelle de la note, est caduque, mais renvoie désormais à celle du jeu, de l’attaque et de l’entretien du son. La musique se tient dans le creux de l’oreille, aussi originale qu’originelle.
La création de Christopher Trapani (1980), Slow Smoke, voit le retour d’une clarinette centrale (Joë Christophe), prolongée par un quatuor à cordes : Anna Göckel et Irène Duval au violon, Sara Ferrández à l’alto et Ivan Karizna au violoncelle, sorte de traine sonore vaporeuse. La musique fait vibrer tout un monde lointain à la faveur des sonorités connotées d’un Orient élargi, de l’Inde au Japon, en passant par l’Afrique : autant de terres de monodies, de micro-tonalités ou d’improvisations. La clarinette symbolise le voyageur, celui qui arpente les territoires et en retient des images, des sonorités, des climats, des vibrations. Le clarinettiste s’y épanouit, avec sa mélopée, sa mélo-plainte, sa mélo-paix, et son art de charmeur de serpent. De part en part, il fait de la musique avec la maîtrise de sa colonne d’air, la finesse de sa « prise de bec ». Des bribes de chant commun entre les instrumentistes, émergent çà et là, occupés à retrouver une antique union entre tous les chants de la terre.
Ce programme, bien senti, bien pensé, entre le passé et l’actuel, est profondément apprécié par un public hybride, à la croisée des goûts, des habitudes et des répertoires. La médiation et la transmission, de publics néophytes aux grands habitués, d’artistes aguerris aux jeunes talents, sont les principes cardinaux d’un festival « jeune », à tous les sens du terme.