COMPTE-RENDU – Le cycle littéraire du Konzerthaus de Vienne présente Words and Music, une collaboration entre Samuel Beckett et Morton Feldman. L’Orchestre de chambre juif de Munich sous la direction de Daniel Grossmann incarne Bob, la musique, face à la force déviante de Joe, la parole, incarné par la comédienne Bibiana Beglau. Le comédien vétéran Götz Otto, incarnant leurs chef, Krak, se charge de la médiation difficile entre les deux concurrents.
Parole, parole, parole
La pièce radiophonique Words and Music (Parole et Musique) de Samuel Beckett n’a pas connu un grand succès lors de sa création dans un programme BBC, en 1961. Après l’échec la pièce ne ressortira qu’en 1987 sous une nouvelle forme, grâce à une collaboration avec le compositeur et pédagogue Morton Feldman. L’homme de lettres rencontra l’homme de musique, comme Joe et Bob dans la pièce. Leur coexistence est compliquée, parfois frôlant l’impossible et l’absurde, mais c’est exactement cela qui nous amuse. Sous la demande de leur prétendu maître Krak (incarné par le comédien vétéran Götz Otto, tout à fait charismatique), Joe et Bob se mettent en concurrence pour exprimer les thèmes universels que sont l’amour, l’âge…et le visage.
Musique rêveuse, parole râleuse
Bob est un rêveur confirmé. Pour lui, l’amour, l’âge et le visage sont hypnotiquement beaux, mais aussi mystérieux. Les notes cristallines et les textures épaisses que produit l’Orchestre de chambre juif de Munich sous la direction de Daniel Grossmann expriment bien cette dualité. La fascination est aussi grande que le mystère est profond. Et cet Inconnu, Joe ne le supporte pas. La comédienne Bibiana Beglau qui l’incarne se montre sceptique et mordante, comme si elle veut détourner la rêverie de la musique en verbiages ironiques. Bob reste imperturbable : il bâtit ses îles de rêve, entourées de l’eau scintillante dont l’horizon s’étend jusqu’à l’infini. Les visions de Bob semblent désigner le même paysage mystérieux d’In a Landscape (1948) de John Cage, qui ouvre la soirée. Au piano, Andreas Skouras manifeste le rêve en réalité, nous transportant au cœur de l’île fantastique.
Deux œuvres, deux rencontres décisives
Qu’est-ce que donc le point commun entre Words and Music et In a Landscape ? Les deux œuvres sont nées suite à une rencontre décisive. Celle de John Cage et Feldman a eu lieu en 1950 lors du concert de l’Orchestre philharmonique de New York au Carnegie Hall. Les deux musiciens sont devenus tout de suite amis, et se sont rendus compte qu’ils étaient… voisins ! Celle de Feldman et Beckett, de laquelle est née Words and Music, a eu lieu vers la fin de la vie du compositeur, en 1987. Comme Feldman a convaincu Beckett d’un projet à deux, Bob convainc Joe à la fin de la pièce. Cela suggère que la parole puisse s’étendre au-delà d’elle-même au moyen de la musique : une vision partagée des deux collaborateurs.
Malgré le prétendu chaos… il faut s’amuser !
Malgré de nombreux spectateurs qui sont partis pendant la représentation, ceux qui sont restés ont trouvé sans doute de quoi s’amuser dans la coexistence si compliquée entre la parole et la musique. Un thème éternel, que ce spectacle n’aura sans doute pas tranché, mais qu’il aura eu le mérite de faire exister le temps d’un voyage au pays de l’absurde…