COMPTE-RENDU. Le 6 février 2023 était donné, dans le Grand Salon du 129 rue de Grenelle, un concert romantique à souhait : des origines de Beethoven au dernier sursaut de Fauré. Un pas du côté contemporain, avec Karol Beffa, et toujours l’ombre de Mendelssohn. Un menu étoffé et dense, qui jouait avec les codes et bousculait allègrement toutes nos idées préconçues
Vous pensiez vous rendre à un concert purement et simplement romantique, parti d’une matrice nommée Beethoven et sondant ensuite les époques à la recherche de ses échos ? Ce n’était sûrement pas le sens qu’il fallait donner à l’idée de cette Sève musicale de Beethoven.
Ce concert, il faut le signaler, devait avoir lieu à l’origine en 2021, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon. Nous n’avons donc pas été surpris de croiser le fantôme d’un officier de la campagne d’Égypte à la sortie : le mélomane, obligeant, a accepté de nous donner son avis sur le concert.
Classique mais pas has been. Qu’avez-vous pensé de la pièce donnée en ouverture ? Ne vous a-t-elle pas surpris par ses accents enjoués, par l’impression de légèreté qui se dégageait de ses thèmes… et de leurs innombrables reprises ?
Officier fantôme. Certes, il était facile de tomber dans le piège. Vous arrivez dans cette salle de la Galerie Supérieure des Invalides, au milieu d’armures et de lustres suspendus, avec ce flot de rouge et d’or et ces grands portraits, vous savez que Beethoven est à la tête du programme, et soudainement, les premières notes retentissent et vous croyez entendre du Mozart. Mais n’y avait-il pas une immense jouissance à se laisser surprendre par ce jeune Beethoven ? Je crois que comme moi, vous avez aisément oublié vos espoirs de musique torturée et vous êtes laissé aller au délassement séduisant de ce piano voltigeur, de cet alliage formidable des timbres, ou du solo du violon (Marie Charvet) lors du second mouvement. Et puis, difficile de faire à Beethoven le procès de la naïveté : la facilité n’est qu’une illusion voulue, et l’oreille attentive sent à quel point le jeu exige une virtuosité implacable.
D’une surprise à l’autre
CMPHB. Ainsi, vous avez mis de côté l’idée que le concert se structurait autour d’une essence du romantisme musical, qu’on aurait explorée en partant du modèle de Beethoven ? Pas de musique plaintive et déchirante ce soir ?
OF. Ce qui comptait dans le fait de se placer sous le patronage de Beethoven, c’était certes d’appréhender les virtualités d’une langue romantique en train de s’élaborer, mais aussi et surtout de chercher à capter la vitalité toute spéciale d’une écriture musicale infiniment vigoureuse et créative. La sève c’est cela : chaque pièce était traversée d’un élan profondément vivace qui méritait qu’on s’y arrête. D’ailleurs, l’effet qu’a eu sur moi la deuxième, le Quintette composé par Reicha, contemporain et ami de Beethoven, était du même registre. Le morceau déployait une énergie fantastique tout en donnant l’impression de ne pas se prendre au sérieux. Les notes solennelles et les bribes de marches militaires que l’on pouvait entendre étaient toujours rattrapées et dépassées par une écriture plus légère et amusée. L’ensemble était vivant, espiègle, virtuose enfin : c’étaient des fusées, à la flûte et au cor, des basses malicieuses et sautillantes au basson (Laurent Lefèvre), des séries infinies de staccati resserrés (ces notes que l’on joue détachées et avec une intention de précision nette). Comment ne pas succomber au plaisir d’un morceau où la vie jaillit de partout ?
À lire également : Orchestre de Paris, Joana Mallwitz et Igor Levit : les cousins germains en visite à Paris
Chant sans pleurs
CMPHB. Votre frisson a dû être tout particulier au moment d’entendre les premières notes de l’ « Andante » de la Sonate n°2 en sol mineur de Fauré. Cette pièce n’a-t-elle pas été créée justement aux Invalides ?
OF. Absolument, et elle intègre le Chant funéraire écrit par le même compositeur et commandé par l’État français à l’occasion du centenaire de la mort de Napoléon. Ici, on pouvait s’émerveiller d’entendre seulement violoncelle et piano. Le morceau s’ouvre sur un long chant, lamentation pleine de retenue. Nous étions assurément en-deçà et au-delà du romantisme dans ce qu’il a de lyrique et de débordant ; le ton était dramatique sans emphase, fébrile sans exagération. Les écarts de notes au sein de la ligne mélodique conféraient au discours des accents saisissants ; plus largement, on peut dire que Philippe Muller se livrait avec maîtrise à une exploration patiente et absorbée du registre du violoncelle – qui ne pouvait manquer de nous émouvoir profondément.
Dansez maintenant
CMPHB. Comment avez-vous reçu Café 2010, cette pièce pour trio à cordes et piano composée par Karol Beffa, en résidence aux Invalides ?
OF. Je l’ai trouvée chorégraphique, mais, peut-être plus encore, figurative. Les images me venaient naturellement ; il y avait cette alternance entre passages sondant langoureusement les potentialités de lignes mélodiques qui s’entrecroisaient avec audace, et moments véloces, percussifs, donnant carte blanche à la férocité acharnée des instrumentistes. Les phrases semblent se succéder sans chercher d’unité – exception faite de cette alternance structurante que nous avons décrite. Le morceau se déroule, changeant, divers dans son discours, insaisissable, et en même temps jouissif.
Vous prendrez bien un peu de romantisme, tout de même ?
CMPHB. Restait donc le Trio de Mendelssohn. Peut-être achevait-on le concert avec une image familière du romantisme ?
OF. On pourrait certainement le dire ainsi. En comparaison de celle de Beethoven, l’écriture semblait ici plus dense, particulièrement hétérogène. Le discours était pris dans un mouvement perpétuel : c’était une fièvre qui semblait ne pas vouloir passer. Les accents tourmentés de cette pièce ressortaient par un jeu subtil sur les timbres, permis par la formation en trio (piano, violon, violoncelle). Les mouvements s’enchaînaient, avec les soli implacables et opiniâtres. Bien sûr, il y avait des accalmies, comme le deuxième mouvement, qui ne faisait cependant que préparer l’arrivée d’un Scherzo et d’un Allegro furieux et obstinés. Malgré tout, le fil rouge de cette soirée réapparaissait parfois, sous la forme de discrets pas de côté : c’étaient quelques cordes pincées (pizz) à l’extrême fin du troisième mouvement, puis cet étonnant moment swingué à la fin du quatrième. Un romantisme légèrement en dehors de lui-même, en somme.