CONCERT – L’Orchestre symphonique national de Lettonie, au grand complet auréole la scène provençale au cours d’un programme qui s’entend comme une grande invitation à danser, en dépit des malheurs du monde : valse mélancolique et langoureux vertige.
De la Musica Serena de Peteris Vasks (né en 1946), sorte d’adagietto planant pour cordes, jusqu’aux extraits (nous en avons compté huit) des suites I et II de Roméo et Juliette de Prokofiev, en passant par le Concerto pour piano n°2 de Rachmaninov, pierre cachée dans le cœur d’un joyau, c’est toute la Baltique qui semble traverser l’Atlantique et son groove jazzy essentiel.
La musique adoucit les moeurs
Peut-être s’agit-il de construire une vision sereine et solide de la paix, évoquée par le chef, lors des saluts ? La clé du grand chant de la soirée est donnée dans les deux bis offerts : La valse triste de Sibelius, côté pianiste, La valse mélancolique d’Emils Darzins, côté chef d’orchestre.
L’Orchestre symphonique national de Lettonie tapisse entièrement le plateau du théâtre, annonçant la couleur du programme, en intensité, en variété et en présence. Spécialiste de musique balte, il est une institution depuis presque un siècle, s’acquittant d’une mission : conserver, créer et transmettre les œuvres du Répertoire. Chaque membre semble investi de cette mission, et cela se voit et s’entend, dans l’application des instrumentistes, la justesse des ensembles, la virtuosité des soli, vents en tête, du piccolo au rare saxophone, en passant par le cor. Ils adoptent tous un jeu propre, droit, « juste », dans tous les sens du terme.
À l’écoute, coûte que coûte
L’épais ruban des contrebasses rebondit avec l’équipe de choc des cinq percussionnistes, tandis que les archers frissonnent d’une même peau, fine et transparente. L’étoffe de la durée musicale, caresse des textures dorées, ombrées, parfois étranges. L’orchestre fait ainsi penser à une grande oreille, avec son lobe, son pavillon, son tympan, tant le jeu est « intelligent », c’est-à-dire, mutuellement construit et entendu, depuis la baguette du chef titulaire de la phalange.
Le jeune et jovial chef Andris Poga, à la tête de l’orchestre depuis 2013, ancien assistant de Paavo Järvi à l’Orchestre de Paris, canalise et transmet l’idéal de sublime simplicité, de plénitude, qui émane de l’interprétation de chaque opus. Son entrée fracassante sur scène se transforme en douceur, en complicité, en rondeur d’une main, tandis que l’autre, dans ce répertoire pré-moderne, ne doit pas lâcher la métrique.
Un soliste de pur esprit
Le soliste Andrei Korobeinikov pourrait être appelé un « pianiste de répertoire », tant il semble s’être approprié un monde sonore, en phase avec un groupe de compositeurs qui tiennent sur une main, Sibelius en tête et, bien sûr, Rachmaninov ce soir. La paume est large, les doigts sont longs, l’ensemble fait penser à une voûte de cathédrale gothique plus que romane, avec ses arêtes acérées, ses trouées lumineuses, ses croisées d’ogive. Le pianiste se tient à l’affut ou s’expose, sur un clavier fait de pavés de marbre blanc et noir.
Il pourrait être appelé, enfin, un « pianiste de composition », tant il semble avoir soumis son interprétation à l’exercice de la pensée, distillant tel tempo ici ou là : sublime temps suspendu dans l’introduction du concerto, affirmation intense du lyrisme au cœur de ses mouvements, chevauchée chtonienne des traits qui enveloppent la résonance de l’orchestre dans le grand ventre ouvert du piano. Une nervosité apparaît au début du troisième mouvement, qui, avec le matériau thématique principal – ample phrase sinueuse à la puissance quasi érotique – trouve finalement son ancrage dans le grand océan de l’œuvre.
La clarinette, avec le dernier bis, fume le chalumeau de la paix. Le public reçoit ce puissant message de paix avec des étoiles dans le cœur, les oreilles et les mains, qui s’illuminent et filent lors des applaudissements, chaleureux, nourris et reconnaissants.