DANSE – Dernier spectacle d’Anne Teresa de Keersmaeker, Exit Above remonte à l’origine du mouvement nomade de l’homme. Vagabond survivant dans la racine de sa posture bipède, l’humain a toujours dansé, le mouvement comme langage. Le festival KUNSTENFESTIVAL DES ARTS anime Bruxelles depuis un mois, et la prêtresse Bruxelloise de la danse contemporaine présente ici son dernier opus, produit par ROSAS, présenté par le Théâtre National Wallonie-Bruxelles, La Monnaie, Kaaitheater et Kunstenfestivaldesarts.
Prêtresse spectatrice
My walking is my dancing s’annonce comme le témoignage modernisé de la chorégraphe belge, invitant son public à revoir le mouvement du corps en lien avec celui de la musique. Installée parmi le public de la première, Anne Teresa de Keersmaeker ne dansera pas, laissant place à dix danseurs et deux musiciens au contrôle de l’impulsion sonore, Meskerem Mees et Carlos Garbin.
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelques chose qu’il fixe du regard. Les yeux sont écarquillées, sa bouche ouverte et ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. (…) Du paradis souffle une tempête, cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin, Sur le concept d’Histoire.
L’esprit en marche
La marche a toujours structuré l’être. Si elle est tant conseillée pour ses vertus réflexives, la marche structure l’homme. « Les seules pensées valables viennent en marchant » écrivait Nietzsche, grand amateur de marche autotélique. L’errance, la marche gratuite et sans but ni performance aide à marcher droit quand l’esprit ne tourne pas rond. Certains philosophes, comme Kant ou Aristote se revendiquaient péripatéticiens, traduction littérale de « celui qui aime se promener ».
« Mes meilleure pensées sont venues en marchant, et ne ne connais aucun pensée si lourde qu’on ne puisse pas s’en éloigner à grand pas »
SØREN KIERKEGAARD
Nourrie par l’origine de la pensée marchée, De Keersmaeker procède ici en suivant son langage du calcul et du mouvement géométrique. Déployée de manière organique et cellulaire, les corps se jouent de la notion du déplacement et de la mathématique, partagés entre la marche collective, le pas de côté ou simplement la marche de l’errance (vagabond romantique). Schubert s’impose ici comme une référence-maitresse, le lied allemand joignant l’idéal de l’errant solitaire à la rencontre philosophique de son environnement.
Le soleil me semble si froid ici,
La fleur fanée, la vie révolue,
Et ce qu’ils disent sonnent vide;
Je suis un étranger partout ———Schubert, der Wanderer
Marche ensemble
Cette vision de l’individuel face au collectif dessine la trame d’un mouvement du corps de groupe, devenu politique. Le corps fait tout, ressent tout mais ici ne dit rien, il existe simplement, mêlé au code de la musique qui prend le relais du discours.
La contemplation semble incompatible avec la pratique de la danse, nécessitant un mouvement perpétuel au rythme de la musique réfléchie par Meskerem Mees, jeune autrice-compositrice-interprète flamande d’origine éthiopienne. En 2022, elle remporte le Grand Prix du Jury aux Music Mooves Europe Awards, qui la met en connexion avec la chorégraphe. La voix chaude, rocailleuse et pourtant fine de la jeune chanteuse tient le spectacle et l’odyssée musicale. Cette dernière, en charge des variations autour des « walking songs » en compagnie de Carlos Gabin joint le groupe de danseur et se fait parolière d’une odyssée musicale.
Carlos Gabin, long collaborateur de la chorégraphe avait joint les rangs de son école PARTS en 2008, participant par la suite à de nombreux projets, The Song (2009). Il a ensuite dansé dans En Atendant
(2010), Cesena (2011), Drumming (2012), Vortex Temporum (2013), Twice (2013), Work/Travail/
Arbeid (2015), Golden Hours (as you like it) (2015 ), etLes Six Concertos brandebourgeois (2018). Carlos Garbin joue de la guitare country blues depuis plus de dix ans. Il a joué de la guitare dans plusieurs productions de Rosas.
La plupart des danseurs ont transité par l’école P.A.R.T.S, certains fraîchement diplômés, d’autres encore dans les rangs de l’école. Crée et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo Dos Santos, Rafa Galdino, Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer, l’ensemble est marqué d’une extrême cohérence et complicité.
Marche vers la catastrophe
Si le spectacle avait à la base été pensé comme inspiré d’ABBA et de la pop, la la remontée dans le temps a été poussée jusqu’aux sources/racines même de la pop : le Blues. Blues et marches joignent la vision de Robert Johnson et son Walking Blues, emprunt d’un sombre lâché prise.
Revenir à la source de la musique de danse, revenir à la source du langage primitif pop pour De Keersmaeeler. Confrontant différentes source de différentes profondeurs, la chorégraphe donne de la substance et de la perspective à son œuvre. Poussée vers l’avenir par « le passé à qui nous tournons le dos », le continuum de la danse et sa perpétuelle nécessité amène la chorégraphe à vouloir s’exprimer à travers les âges et les genres musicaux. Ne reste alors que la substantive rythmie du corps.
La seconde jeunesse d’Ann Teresa de Keesrmaeker
Une série de boîtes à module de guitare et Looper (pour faire répéter le son émis en boucle) jonchent le sol. Les moindres sons sont répétés à l’infini par Carlos Garbin, rythmés et obsessionnels. Les danseurs sont amenés à l’épuisement, chacun amenant sa touche personnelle et son identité au vacarme des corps. Ils se jettent au sol, tournent, les liens se font et se défont. Le temps passe et la musique s’hybride vers la folie contemporaine. Le blues devient pop, le voguing, certaines gestuelles du krump, de la musique rave, de la transe, Head Bang, danses lascives et violentes jusqu’au vomissement simulé des chanteurs.
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Cette rythmie s’apparente à la trame narrative de La tempête de Shakespeare et son personnage principal Prospero. Intéressant à plus d’un titre, Prospero incarne la magie de l’art, la volonté de contrôle de l’ère moderne mais également l’impossible passion qui anime l’homme à se jeter au cœur du danger, de la tempête. Cette nécessité de passion et de violence corporelle pourrait s’apparenter à la nécessité hédoniste de l’homme ou à l’effort de son épicurisme qui centralise toutes ses énergies dans l’expression de ses mouvements.
Moderne et renouvelée à plus d’un titre, la dernières production d’Anne Teresa de Keersmaeker semble être nourrie de la nouvelle génération de danseurs. Formés par l’observation d’une ère post-internet, la conscience écologique, humaine amène l’Homme à intégrer sa force anthropocène.
Danser, détruire les règles, renouer avec la sagesse primitive, d’autres l’ont fait. Certains comportement scéniques rappelle le collectif (LA)HORDE qui s’était présenté en février avec le spectacle Room With A View au même endroit. Fidèle à ses codes minimalistes, Anne Teresa De Keersmaeker réussit à tenir un soulever un discours pertinent autour de la notion de spectacle, de consommation et de nécessité de vie. Jamais il n’a été plus insupportable pour le public de devoir rester assis, la passivité s’imposant avec violence en comparaison de l’énergie scénique déployée.