AccueilA la UneNikolaï Lugansky, funambule au fil d'acier

Nikolaï Lugansky, funambule au fil d’acier

PIANO – Le festival de la Grange de Meslay, à côté de Tours, a démarré ce week-end avec, entre autres, Nikolaï Lugansky dans Rachmaninov en récital piano seul. Un hymne à la sincérité construit sur les fondations d’une technique que rien n’arrête. Une leçon d’engagement et d’interprétation.

Un récital de piano est sans doute la forme musicale la plus décisive, la plus délicate et la plus intime qui soit. C’est l’expérience de la transcendance directe, de cœur à cœur, de l’âme et du style d’une partition qui revit dans les doigts de la modeste personne ici chargée de la restituer. Un être, 88 touches, un clavier, 700 paires d’oreilles. Et un monde à ouvrir.

La Grange de Meslay, temple de l’humilité

Ce soir, quelques kilomètres en dehors de Tours, Nikolaï Lugansky se produisait en récital, avec à peu près le même programme qu’il a donné, il y a quinze jours, dans le cadre rutilant du Théâtre des Champs-Élysées. Sauf qu’entre-temps, le décor a un peu changé, car la Grange de Meslay n’a rien d’une salle de concert parisienne. C’est une ferme fortifiée. Un écrin rêvé par Sviatoslav Richter, où se tient depuis 1963 un festival à l’image du lieu : une humble grange de pierre et de bois, qui tire sa noblesse de sa résistance au temps, de la force de ses fondations, et d’une construction patiente qui nous met en prise directe avec le lointain passé qui l’a vue naître. Un temple dédié au culte de l’humilité, de la sincérité et de l’intelligence humaine. Autant de qualités que les grands musiciens, dialoguant à travers les siècles, ont en commun. Ceux-là même qui se retrouvent chaque année, au début du mois de juin, au cœur de la Touraine, au premier rang duquel, seigneur imperturbable, se tient Nikolaï Lugansky.

La Grange de Meslay, ferme fortifiée du XIIIe siècle, au coeur de la Touraine ©DR
Rachmaninov en haute-fidélité

Si on était un brin fainéant, on se contenterait de dire de Nikolaï Lugansky qu’il est un grand pianiste. Le public averti pourrait nous croire, et les moyens modernes de diffusion de la musique pourraient l’en convaincre, avec une vidéo bien choisie qui suffirait à elle seule à prouver l’étendue de sa science musicienne. Mais voilà, le récital de ce samedi 10 juin, à la Grange de Meslay, mérite un peu plus que ça. 

Rachmaninov. La simple évocation de ce nom est une boîte de Pandore pour le monde du piano. Chacun y va de son petit commentaire pour qualifier la musique de ce géant : “le Chopin russe”, “le virtuose exalté”, “le mystique converti”. La machine à fantasmes se met en marche, et chaque interprète peut voir dans cette musique le reflet possible d’une autobiographie narcissique, comme un miroir aux alouettes où le simple fait de se jeter sur la partition suffit à se dire “artiste”. Dans son récital, et dans son cycle consacré à Rachmaninov, Nikolaï Lugansky fait exactement l’inverse.

Parce qu’il est de cette espèce rare de musiciens dont la technique l’affranchit des servitudes, parce qu’il est à même de ne pas subir l’extrême difficulté des Préludes, des Études-tableaux, des Moments musicaux et de la Sonate n°2 (mon dieu cette sonate !), Lugansky interprète Rachmaninov. Pas au sens classique du terme, celui dont la convention suppose qu’il ajoute son grain de sel, sa patte, non ! Lugansky est un interprète au sens linguistique du terme : un savoir-faire et un esprit dont le labeur consiste à saisir, à décrypter, à entendre, puis à traduire une langue dans les trois dimensions du concert.

À lire également : Lugansky, piano missionnaire
La technique oui, mais pas que…

Car, oui, déchiffrer une partition de Rachmaninov n’est pas une mince affaire. Il faut être assez malin pour regarder la musique au-delà de la barre de mesure. Il faut comprendre pourquoi, ici, un triolet est une rupture et pourquoi, là, c’est une continuation. Il faut savoir lire la phrase musicale bien qu’elle passe d’une main à l’autre. Il faut être capable d’entendre avant de jouer. Tout ça, Nikolaï Lugansky sait le faire. Et très bien, même ! 

Ce qui fait la grandeur de son jeu ne tient pas dans la performance technique, bien qu’époustouflante. La case “virtuose” est cochée sans difficulté apparente, sans effet de manche, comme pour dire que l’essentiel n’est pas là chez Rachmaninov. En fait, la prouesse tient justement dans l’effacement de la performance, l’esbroufe ne faisant pas partie du vocabulaire de ce funambule au fil d’acier. Ceux des commentateurs qui voient en Lugansky un pianiste froid auront sûrement laissé leur oreille au vestiaire, et c’est bien dommage.

Souriez M. Lugansky, vous êtes filmé ! © Gérard P
Lugansky, le bâtisseur

Exit donc la panoplie du parfait petit prodige : Nikolaï Lugansky est un architecte qui bâtit des cathédrales de son. Il a une idée limpide de la musique qu’il a la charge de transmettre, et sa qualité tient dans la clarté de son utilisation des plans sonores. Du plus éclatant des forte au plus tendre piano, sa hiérarchie des nuances est incroyablement nette. Et lorsqu’il faut détendre un peu le tempo pour mettre en lumière un trait d’appel, une rupture rythmique, il s’exécute avec un sens de la proportion qui trahit la grande intelligence de son jeu. 

À 51 ans, le pianiste russe est sans aucun doute au sommet de sa forme. Est-ce pour ça qu’il s’autorise des programmes de concert aussi ambitieux ? Deux heures des pages les plus complexes de l’œuvre de Rachmaninov pendant lesquelles Lugansky nous met sur orbite, dans un voyage exaltant qui enchante le public dès la première note et le réveille au son tonitruant du dernier accord.

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1 COMMENTAIRE

  1. Cher confrère, ton papier est un modèle de compte-rendu : très bien écrit, il traduit pour nous lecteurs ce que Lugansky a réalisé dans la Grange de Meslay en nous le contant de façon limpide tout en nourrissant le propos de remarques personnelles qui ouvrent des perspectives chez le lecteur. Voilà ce qu’est une bonne critique. Bravo ! Alain Lompech

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