OPERA – La création du Wozzeck d’Alban Berg au Festival d’Aix-en-Provence au sein du Grand Théâtre de Provence, initialement prévue en 2020 et reportée du fait du covid, vient comme tétaniser le public présent. Une réussite complète tant au plan musical que scénique.
La troisième production de Simon McBurney présentée au Festival d’Aix-en-Provence après La Flûte Enchantée de Mozart en 2014 et The Rake’s Progress de Stravinsky en 2017, confirme ô combien les forces de proposition toujours pertinentes que le metteur en scène britannique parvient à mettre en œuvre. Très soucieux de la structure de l’ouvrage en elle-même et de la préservation de son caractère mortifère, inexorable, il n’a de cesse de conjuguer son approche scénique à l’expressivité musicale la plus forte. Il forme ainsi avec le directeur musical Sir Simon Rattle un couple affirmé qui plaide pour cette osmose parfaite qui devrait constituer la ligne d’horizon absolue pour la réalisation de tous les spectacles d’opéra.
Wozzeck, ou le cercle vicieux
Simon McBurney place le personnage de Wozzeck au centre du drame, par une présence constante en scène- comme acteur du drame en lui-même ou en observateur torturé-,. Une scénographie puissante et implacable, signée par Miriam Buether, et influencée par les horreurs de la première guerre mondiale qui ont traumatisées Wozzeck, participe de cette même approche implacable. Un disque tournant en milieu de scène, qui s’accélère selon les scènes, enferme les personnages dans une sorte de huis-clos permanent qui se trouve encore accentué par les sombres parois qui viennent clore l’espace. Wozzeck à plusieurs reprises reste comme figé sur ce disque, marchant sur place et sans but, englué dans cette désespérance qui le submerge.
Simple soldat habitué à être humilié, torturé par ses supérieurs comme par le Capitaine, accompagné ici de son double adolescent vêtu à l’identique et déjà imbu de ses prérogatives, par le Médecin fou qui se livre sur lui aux pires expérimentations, Wozzeck semble ici contenir sa colère latente, et parfois déborde. Sa seule consolation vise à assurer une vie la plus digne possible à sa compagne Marie et à son fils. Mais cette dernière cédera aux avances et aux avantages du tonitruant Tambour-Major. Outre les tableaux de cabaret admirablement réglées, Simon McBurney livre une scène de meurtre et de noyade d’une densité théâtrale et dramatique incroyable, viscérale. Wozzeck retient Marie par la jambe avec fermeté avant de la renverser tout d’un coup pour l’égorger. Puis il s’enfonce très lentement dans l’étang – ici des sables mouvants – la tête puis le tronc disparaissant tour à tour, puis les bras et les mains qui s’agitent avec désespoir jusqu’à la sortie du Capitaine et du Docteur : l’effet est saisissant et submerge d’émotion. Au final, ce n’est pas l’enfant de Marie et de Wozzeck qui s’exprime, mais bien le fils du Capitaine qui reprend ainsi le rôle fatal de son père ! Le destin tragique se perpétue inexorablement de père en fils…
Le LSO : au centre de la gravité
Sous la baguette de Sir Simon Rattle, le London Symphony Orchestra déploie tous ses trésors avec des pupitres de cordes d’une intensité presque démoniaque, des bois et des cuivres d’une précision irréprochable, des percussions au zénith ! La direction de Sir Simon Rattle investit sans concession ni rétention aucune la partition si complexe d’Alban Berg. Les forte les plus saisissants répondent aux pianissimo les plus délicats et transparents, le tout dans un équilibre qui donne aux voix toute leur place sans jamais les couvrir.
Dans le rôle-titre, qu’il interprète de façon régulière et dans des mises en scène très diverses, Christian Gerhaher se glisse à la perfection dans les propositions de Simon McBurney. De fait, son Wozzeck très humain peut apparaître mon fébrile que d’habitude dans l’ensemble des premières scènes de l’ouvrage. Mais sous cette apparence de fausse tranquillité imposée, le sang ne cesse de bouillir dans ses veines et tel un volcan, l’éruption n’en paraît que plus explosive ! La voix relativement claire du baryton allemand se module au grès des tourments ressentis par le personnage, puissante ou plus retenue.
Son interprétation presque dantesque bouleverse surtout lorsqu’elle rejoint celle tout aussi majeure de sa partenaire en Marie, Malin Byström. Cette dernière puise à toutes les ressources de sa voix de soprano, de ses profondeurs aux aigus les plus extrêmes pour incarner cette jeune femme prosaïque, qui ne cherche en fin de compte que le bonheur. Ses postures torturées, sa présence presque diaphane, confèrent au personnage une féminité mesurée et certes attrayante.
Sans faute !
Dans le rôle du Tambour-Major, le ténor belge Thomas Blondelle fait preuve d’une masculinité effective que le torse bombé laisse aisément deviner. De fait, la voix assume pleinement cette attitude et sonne ferme et précise. Le Capitaine et le Docteur, respectivement Peter Hoare et Brindley Sherratt, se montrent inquiétants et venimeux à souhait, le premier d’une voix de ténor acérée et pourtant virtuose, le second mettant sa voix de basse profonde et sonore au service de la folie de ce médecin prêt à recueillir tous les honneurs.
Le jeune ténor gallois Robert Lewis campe un Andrés d’une voix à la fois lumineuse et fraîche. Il fait parfaitement ressortir son amitié pour Wozzeck et ses zones d’inquiétude. Quel plaisir de retrouver Héloïse Mas dans le rôle trop bref de Margret, qu’elle marque de son mezzo félin et capiteux. Les deux artisans complètent une distribution vocale qui frise l’idéal : la basse Matthieu Toulouse dont le grain de voix captivant et profond assure avec une pleine conviction sa partie, le baryton polonais Tomasz Kumiega qui complète avec assurance la prestation de son confrère.
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Au Chœur de l’Estonian Philarmonic Chamber préparé avec grand soin par Lodewijk van der Ree, se joignaient plusieurs enfants talentueux de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône dirigée par Samuel Coquard. Il convient en outre de saluer le jeune Lenny Bardet, interprète sensible et comme idéalisé, de l’enfant de Marie et de Wozzeck. Un triomphe sans une ombre au tableau est venue saluer un spectacle qui fera obligatoirement date dans les annales du Festival d’Aix-en-Provence.