CONCERT – La musique composée par Martin Matalon, crée la bande son du cinéma muet, sur la grande époque des courts-métrages de Buster Keaton, dans le cadre du Festival Classic Live, accompagnant l’Académie Internationale d’Été de Nice.
Buster Keaton et Martin Matalon : Mécanique générale
Pour des raisons techniques compréhensibles, le Festival rejoint l’écrin intime de l’auditorium Joseph Kosma du Conservatoire à rayonnement régional de Nice. L’ensemble Multilatérale, composé, pour l’occasion, de six instrumentistes, engagés dans la diffusion de la musique d’aujourd’hui, se tient sur la scène, agrandie par un grand écran. L’ensemble est composite, des percussions aux instruments à vent, déclinés de la tessiture aigue à grave, qu’il s’agisse de la flûte ou du saxophone. Une grande leçon d’organologie, vivante, mise au travail du concert, se tient parallèlement à la projection, comme pour entrer à l’intérieur de la pensée créatrice de Buster Keaton.
En cela, la rencontre musique-cinéma s’expérimente hors des sentiers battus et rebattus de la musique de film, tout en visant un compagnonnage fécond d’un art à l’autre, la servitude n’étant ni du côté de l’ensemble musical ni de celui des courts métrages choisis : The Scarecrow, One Week et The Playhouse.
Le noir et blanc visuel fait la part belle aux timbres savamment colorés des instruments, tandis que l’humour repose sur le corps des personnages, privés de parole, hormis les didascalies les plus indispensables, afin que le public puisse suivre et comprendre l’enchaînement endiablé des séquences de gags, jusqu’à l’absurde.
Du métronome au sémaphore
Depuis 15 ans, l’Ensemble multilatérale se consacre, sous la direction artistique de Yann Robin, à s’ouvrir aux autres langages artistiques comme le théâtre, la danse, le numérique… Et ici donc, le cinéma. Mais pas n’importe quel cinéma, celui dont la grammaire, dépourvue de parole et de couleur, met à vif les caractéristiques du visuel animé, depuis les aspects techniques du montage jusqu’à l’exploitation du corps et des gestes, afin d’entraîner le spectateur dans les affres et les délires du personnage principal. La musique de Martin Matalon, s’applique, de manière oblique et libre, non pas à illustrer et animer la pellicule, mais à en prolonger les situations, depuis le cerveau créateur de Buster Keaton.
Leo Warynski, casque sur les oreilles, assure une direction musicale de géomètre. La dimension expressive apparait de manière sporadique, cédant sa place à l’énergie rythmique. Elle met au travail les timbres instrumentaux, en interaction constante. La battue de Léo Warynski détient, en plus de sa capacité à être un grand métronome, une dimension sémaphore proche des gestes de l’aviation, dont la symbolique se doit de synchroniser les forces respectives de l’image animée et de l’ensemble instrumental à animer.
Les textures savantes, vivantes et pourtant très écrites de Matalon, s’orientent vers le pointillisme, à même de restituer les errances millimétrées de Buster Keaton, dont l’enchainement séquentiel de situations, à la fois attendues et improbables, fait office de scénario.
Les modes de jeu des instrumentistes, tous virtuoses, produisent des frotti-frotta, à la limite des potentialités de leurs instruments. Mais la musique se tient, avant tout, dans une recherche de beauté sonore, beauté sans aune unique, émanant de l’instrumentarium choisi et de l’excellence virtuose des interprètes, qui gratouillent – ou gargouillent – leur instrument, avec un engagement concentré.
Plein les yeux et les oreilles
Des passerelles musique-image, sans aucun systématisme, apparaissent à la faveur de situations mobilisant particulièrement le corps des acteurs : danse, chute et autres performances ou facéties propre au montage filmique. La musique, avec une synchronie virtuose, en prolonge l’efflorescence, de manière à ne pas scinder l’attention du spectateur, côté film comme côté musique.
L’auditeur, ployant sous les informations du spectacle, ne sait pas toujours d’où vient la musique, notamment côté percussions, finement diversifiées. Un soupçon de psychologisation, chez ces êtres pantins, appelle la cantilène du violon.
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Le son d’ensemble est distinct, subtilement, d’un court métrage à l’autre, éruptif dans l’épouvantail, motorisé, dans La maison démontable, et toujours sans dessus-dessous, avec ses textures insaisissables et bouillonnantes, à l’image des situations incongrues – menant toujours vers le pire – réalisées par Buster Keaton.
Le corps du délit et du délire
Côté public, les rires décomplexés provoqués par le dispositif visuel, les gags irrésistibles et obsessifs d’un Buster Keaton qui cherche une solution immédiate à tout ce qui lui advient de fâcheux font du bien au cérémonial figé du concert. Il est possible et bienvenu de rire, alors que les musiciens accomplissent leur office ! D’où peut-être le choix de ce genre cinématographique, pour remettre en question le codage figé, qui commande silence et manifestation bruitée chez le public : moment de rire salutaire, rafraichissant, naturel…
Il est vrai que Buster Keaton travaille les successions séquentielles avec virtuosité, tenant à distance la narration, pour mieux progresser, selon un engrenage qui appartient absolument à son style, de situations improbables mais forcément extrêmes, sollicitant avec méthode et maestria, le corps.
Une grammaire musico-filmique s’expérimente, avec la difficulté de n’être ni musique de film, ni musique figurative, ayant à travailler deux économies distinctes de l’attention, celle de l’œil et celle de l’oreille, dont le mystère reste, en dépit des avancées scientifiques (sciences cognitives) et esthétiques (études de réception), entier. L’énergie incandescente de la proposition appelle des applaudissements de la part d’un public qui a joué le jeu du spectacle, entre écoute attentive et regard impliqué.