FESTIVAL – Depuis quelques temps, une vague déferle sur notre précieux océan noir et blanc. Le piano est pris d’assaut par les tenants d’un style qui affiche une modernité iconoclaste, face au vieux récital solo : le néo-classique. Enfer païen pour les uns, nirvana pour les autres, le genre fait tiquer et divise, a priori. Le Festival International de piano de La Roque d’Anthéron fait une place au phénomène dans son édition 2023.
Être journaliste musical ne consiste pas uniquement à choisir doctement les concerts prescrits d’une programmation. Notre métier n’est pas de parler exclusivement de ce dont on est sûr. Notre métier est d’aller voir, et de rendre compte, sans se boucher le nez. C’est dans cet esprit que nous avons, cette année, décidé de parler d’une des nouveautés de de La Roque d’Anthéron : le “néo-classique”. Son esthétique planante, son public de trentenaires aux yeux fermés et à la transe intérieure, dodelinant sagement de la tête pendant que sur scène, Hania Rani et consort anonent les arpèges et autres basses obstinées d’une musique qui veut emprunter à Philip Glass l’hypnose du mouvement perpétuel.
Une salle, deux ambiances
René Martin, directeur artistique de La Roque d’Anthéron (l’équivalent de la Mecque pour les amateurs de piano), a donc décidé de lever un tabou, et de mettre les deux pieds dans ce que notre époque chérit. Seulement voilà, il est un mélomane, un découvreur de talent, une oreille fine que la supercherie ne trompe pas. Il n’a donc pas choisi au hasard l’artiste du soir. Car Hania Rani n’est pas Sofiane Pamart, ni Riopy. Si sa carrière de pianiste a commencé dans cette veine, elle a vite eu à la fois l’envie et l’intelligence de s’en démarquer, pour explorer de nouveaux horizons. Elle a su chercher du côté de l’électro le moyen d’augmenter ses possibles, et dans sa voix l’écho fragile d’Émilie Simon, ou de Jay-Jay Johanson.
L’amphithéâtre de la Roque est coupé en deux ce soir-là. Dans le camp des Historiques, le public du festival, fait de mélomanes curieux habitués à applaudir sagement, et jamais entre les mouvements ! Ils sont venus avec candeur pour en savoir plus sur cette mode qu’on leur présente comme incontournable. De l’autre côté, les fans, prêts à hurler leur plaisir au moindre silence qu’Hania Rani installe entre deux longues plages de musique. Un mélange de générations parfaitement résumé dans la brève de concert du jour, prononcé par un homme d’un certain âge, derrière nous, au moment de l’ovation finale : “elle a son public hein !”
Pour tous les goûts
Côté musique, les briques qui construisent un concert d’Hania Rani sont simples. Mode de Mi par-ci, cycles de quintes par-là : elle applique des recettes qui marchent. La méthode consiste à trouver un enchaînement d’accords qui sonne bien et à le répéter jusqu’à l’épuisement d’un decrescendo final. Puis on recommence : on installe une ambiance sonore, on sample une basse, on brode par-dessus, et le tour est joué ! Efficacité garantie.
Pour parler de ce genre de phénomène musical, il faut évacuer deux problèmes. Le premier, c’est la question du principe. Faut-il présenter des concerts comme celui-là dans un festival tout entier tourné vers l’excellence pianistique ? Hania Rani a-t-elle sa place sous la conque ? Est-il bon qu’elle foule la même scène que Radu Lupu, Aldo Ciccolini, Martha Argerich ou Sviatoslav Richter ont enchanté pendant des années ? À cette question, il faut répondre par un constat : si elle fait se déplacer les foules, si elle collectionne les vues sur les plateformes de streaming, c’est qu’elle mérite qu’on lui fasse une petite place dans un festival qui dure près d’un mois, et qui doit pouvoir prévoir la cohabitation. La Roque d’Anthéron ne se trahit pas en le faisant.
À lire également : Candlelight concerts, féerie en classe éco
Plaisir coupable
La deuxième question, plus épineuse, est celle de la prétention. Hania Rani se pose-t-elle en héritière des compositeurs classiques ? Polonaise, elle a reçu un enseignement académique, bien sûr. Elle ne vient pas de nulle part. Elle a sûrement appris à jouer Chopin quand elle était jeune, et d’ailleurs, dans certains traits, on détecte les réminiscences d’une vraie technique pianistique. Pour autant, dans ses longues plages répétitives, Hania Rani ne propose pas la même puissance évocatrice, ni la même richesse d’un répertoire que des siècles de musique ont patiemment affiné, sélectionné, pour n’en retenir que les plus brillantes perles. On ne peut pas comparer. On peut dire que c’est différent, que c’est objectivement plus pauvre, mais si on cherche le même phénomène musical chez elle que chez Liszt, Rachmaninoff, Ravel ou Scriabine, on se trompe de plaisir. Il faut savoir attendre d’une artiste ce qu’elle est capable d’offrir, pas plus. Et, qui sait, prendre un peu de plaisir au passage ?
Peut-être que la meilleure image pour résumer le phénomène Hania Rani, c’est cette pub de 1995 pour un café italien : un homme passionné chérit le trésor de tradition que représente un expresso pur et aromatique. Devant lui, une femme y trempe un biscuit couvert de sucre. Plaisir coupable… Va-t-il s’énerver ? Non. En philosophe, il lève les yeux au ciel et dit : “Má, après tout, si elle aime ça…”