CONCERT – Martha Argerich était l’invitée de ce quatrième et dernier week-end des Coups de cœur à Chantilly, et à ce titre en partageait la programmation avec Iddo Bar-Shaï, pianiste international et directeur musical du festival. Si la « patte » de celui-ci se retrouve concert après concert et assure la cohésion des éditions successives, chaque rendez-vous se conçoit néanmoins comme une carte blanche offerte à l’artiste choisi. Le public, venu en masse, a pu découvrir les Coups de cœur de Martha Argerich dans une salle comble.
Le cousin : Iddo Bar-Shaï
Faire venir – et revenir ! – Martha Argerich n’est pas rien. Le cadre exceptionnel de la ville princière de Chantilly est un coup de pouce mais le mérite en revient à Iddo Bar-Shaï et au format si ouvert et généreux des concerts qu’il propose : vastes schubertiades alternant le piano seul et la musique de chambre, qui lui permettent de faire entendre ces œuvres que les programmations boudent souvent, car de durée intermédiaire et/ou d’effectif atypique. À l’heure de l’uniformisation il n’est plus si évident de donner une partition qui n’est ni « une pièce courte » ni « une pièce longue », et plus difficile encore d’en réunir plusieurs de formations instrumentales variées – coût oblige ! Mais la « rentabilisation » des interprètes n’est pas une contrainte qu’a voulu se donner le festival, et ses grands sponsors l’en délivrent. C’est ainsi un buffet à volonté de pas moins de 15 musiciens que ce concert nous offrait, dont un tiers constitué par les Argerich sur trois générations.
Schubert ouvrit la soirée avec le Rondo en la majeur D.951 pour piano à 4 mains, interprété par Martha Argerich – aux graves – et Iddo Bar-Shaï – aux aigus. Une des beautés de la musique, et peut-être son plus grand privilège, est de pouvoir se passer de mots. Que ce soit le cas ici, devant l’un des plus grands compositeurs de l’histoire et deux immenses humanistes du piano. On peut se taire sans voler le lecteur car le concert a été capté pour Medici TV et sera prochainement diffusé.
La fille : Lyda Chen Argerich
Il incomba à l’une des filles de Martha, l’altiste Lyda Chen Argerich, de rompre le silence après ce moment d’éternité et elle le fit à merveille dans une rare pépite du catalogue de Chostakovitch, inédite de son vivant et découverte il y a quelques années dans les archives d’un membre du Quatuor Beethoven : l’Impromptu op. 33 pour alto et piano. Le compositeur avait 25 ans lorsqu’il signa ces deux pages sauvées de l’oubli, typiques de son romantisme de jeunesse et dont la mélodie, élégiaque, semble hors du temps.
C’est encore un Chostakovitch purement romantique que nous firent entendre, à travers ses Cinq pièces pour deux violons et piano, les violonistes Geza Hosszu Legocky et Alissa Margulis, accompagnés de la pianiste Theodosia Ntokou. Virtuosité et justesse de style étaient au rendez-vous pour cette suite de courtes danses agréablement contrastées.
La filleule : Akane Sakaï
La première partie du concert finissait en feu d’artifice avec l’arrangement pour deux pianos de la Symphonie n°1 en ré majeur dite « classique » d’un autre russe : Sergeï Prokofiev. C’est la pianiste japonaise Akane Sakaï qui descendit dans l’arène avec Martha Argerich pour cette partition d’une virtuosité éblouissante, dont les thèmes à la fraîcheur toute printanière filent à la vitesse du lièvre dans les champs. Et c’est là que le « phénomène Martha » sidère le plus ; si la grande dame du piano marque quelque peu du sceau de la gravité ses entrées en scène du haut de ses 82 ans, il semble que le clavier lui soit un portrait de Dorian Gray, tant le temps semble n’avoir aucune prise sur ses prodigieuses capacités.
On se permettra de rapporter ici une phrase entendue à l’entracte de la bouche d’un grand pianiste présent dans l’assemblée : « C’est une extraterrestre. Elle a 82 ans, mais digitalement, aucun pianiste de 20 ans n’est aujourd’hui capable de faire ce qu’elle vient de faire. »
Les petits fils : David Chen et Roman Blagojevic
La deuxième partie débuta par un touchant portrait de famille : la Romance pour piano à 6 mains de Rachmaninov qui rassemblait, de bas en haut du clavier, Martha, sa fille Lyda Chen Argerich – également pianiste – et son petit-fils David Chen, 15 ans. Trois générations réunies devant le piano pour cette dernière partition russe d’un programme qui réunissait ainsi d’intéressantes veines classique et romantique du XXème siècle au pays des Tsars.
Vint enfin le grand moment tant attendu : le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, œuvre célébrissime, star des diffusions radiophoniques et des ventes de disques, connue surtout en pièces détachées mais rarement entendue en concert et en entier : tel était le cadeau final des Coups de cœur à Chantilly. Au premier piano, Martha Argerich qui ne devait décidemment pas se ménager durant cette soirée ; au deuxième piano se relayaient David Chen et un autre de ses petits-fils, Roman Blagojevic ; le reste de la distribution rassemblait des grands noms de chaque instrument : Edgar Moreau au violoncelle-cygne, Nicolas Baldeyrou à la clarinette-coucou, Yann Dubost à la contrebasse-éléphant…
Famille !
Inutile encore une fois de dire que c’était formidable. Signalons toutefois la dernière carte qui vint s’abattre sur l’auditoire charmé pour compléter la famille Argerich et donner tout son sel au Carnaval : Annie Dutoit Argerich, autre fille de Martha, alterna avec les différents mouvements la lecture du texte de Francis Blanche, malicieusement actualisé par elle.
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« Quel drôle d’animal ! On dirait un artiste. Mais dans les récitals, on l’appelle pianiste. Ce mammifère concertivore digitigrade vit le plus souvent au haut d’une estrade. Il a des yeux de lynx et une queue de pie. Il se nourrit de gammes ; et ce qui est bien pis : dans les vieux salons, il se reproduit mieux que les souris ! »
Il fallait bien celle de sa fille pour prendre la main de la grande pianiste argentine et l’examiner d’un œil biologiste sous les rires du public, et pour décoiffer plusieurs fois la lionne du piano, tout près de rugir en remettant en place sa crinière argentée.