SPECTACLE – Chaque année, le centre culturel Bozar invite le public belge à expérimenter la mystique des musiques et danses rituelles des traditions soufies. Pour 2023, la Sufi Night met à l’honneur deux traditions : l’ensemble Al-Kindi qui célèbre son quarantième anniversaire et le groupe féminin Deba, originaire de Mayotte.
Programmée à l’automne depuis 2007, la Sufi Night (16ème édition) est une sorte de rituel dans le calendrier des belges curieux de rencontrer l’impressionnante diversité de la musique spirituelle du monde islamique. Fière d’être un lieu de mixité culturelle au cœur de l’Europe, Bruxelles peut se targuer d’accueillir un très beau kaléidoscope de performances au service du précepte religieux de l’ihsan (excellence et embellissement).
Le Soufisme : késako ?
Bien que le soufisme (étymologiquement ٱلت َّ َص ُّوف, at-taṣawwuf), courant mystique de l’Islam, ait probablement pris naissance dès l’époque du prophète Mohammed (570-631 ap. JC), il a véritablement prospéré à partir du 10e siècle. Le terme soufisme n’a suivi que bien plus tard, au 13e siècle. Cette voie spirituelle a inspiré d’illustres poètes tels que Rûmi (Mevlânâ) et Hafez, amorçant également une tradition riche en musique et spiritualité. Le soufisme s’est épanoui au sein de diverses confréries qui l’ont essaimé, de l’Asie à l’Afrique en passant même par l’Andalousie.
Dieu est beau et aime la beauté
Extrait du Coran
Ladies first
Le groupe féminin Deba pratique la tradition rituelle soufi du même nom, le debaa. C’est à l’occasion de divers événements tels que les mariages, le retour des pèlerins de La Mecque ou encore les festivités locales que le debaa est pratiqué, sous l’influence d’un foundi (instituteur de madrasa). Cette pratique s’est développée à Mayotte dans les années 1920-1930, où 95 % de sa population est musulmane. Liée à la confrérie soufie Rifa’iyya, elle fut d’abord réservée aux hommes, dans un cadre purement religieux, avant de s’ouvrir aux femmes, puis de leur être réservée. Le debaa est identique aux pratiques du soufisme en ce qui concerne le chant répétitif et la musique cyclique, qui consistent en quelques percussions simples, la seule différence notable étant les chorégraphies, plus statiques, emprunte de calme et d’une très grande douceur.
Composé de femmes âgées de 16 à 62 ans, l’ensemble se distingue par l’union de treize voix harmonieuses et complémentaires. Parées de robes blanches et rouges coordonnées, les mains ornées de motifs au henné, la sérénité transparaît sur les visages des interprètes. Leurs voix aériennes, vibrantes et lumineuses s’entrelacent avec les rythmes des tambours et tambourins, créant une atmosphère envoûtante, douce et empreinte de sensualité. Neufs d’entre elles sont debout, joignant les mains et les bras en un motif, tandis que 4 musiciennes sont assises au devant de la scène, menant les chants et le rythme.
Al-Kindi : les globe-trotters
L’ensemble Al-Kindi, sous la direction du virtuose et musicologue de renom, Julien Jâlal Eddine Weiss (joueur de cithare qanûn sur table orientale), s’est créé en 1983. Depuis, son parcours est dédié à l’exploration inlassable des trésors et de l’universalité de la culture et de la musique classique arabe. L’ensemble rend hommage, à travers son nom, au philosophe, mathématicien et théoricien de la musique Abu Yusuf Al- Kindi.
Au fil de leur histoire, les membres d’Al-Kindi ont eu le privilège de collaborer avec d’éminents chanteurs originaires de Syrie, d’Irak et de Turquie. Leur réputation les a conduit à se produire sur les scènes musicales les plus prestigieuses à travers le monde, y compris leCarnegie Hall de New York. Ils ont également charmé les publics européens lors de leurs tournées annuelles, avec des apparitions au Théâtre de la Ville à Paris, à l’Institut du Monde Arabe, au Festival des Musiques Sacrées de Fès, et au Festival de Baalbeck, parmi d’autres.
Le chemin de l’ensemble Al-Kindi n’a pas été dépourvu de défis majeurs, notamment en raison des bouleversements provoqués par la guerre en Syrie, caractérisée par des exils forcés et la fermeture des frontières. En 2015, la disparition prématurée de Julien Jalâl Eddine Weiss a laissé une marque profonde dans le cœur de l’ensemble, qui perdure cependant toujours.
Sous la direction musicale d’Adel Shams el Din, un nouvel ensemble s’est constitué, réunissant le noyau d’origine aux voix solistes du Sheikh Hamed Daoud, hymnode de la Grande Mosquée des Omeyyades de Damas, ainsi que de la tunisienne Khadija el Afritt au qanun. Ils ont été rejoints par les deux choristes, Diaa Daoud et Mohamed Husam Takrori. En mars dernier, l’album Transe soufie des derviches tourneurs de Damas a vu le jour, marquant ainsi le premier enregistrement et la production d’un spectacle depuis le décès de Julien Weiss.
Cet opus, imprégné de prières, d’invocations et de chants de louange, porte l’empreinte profonde de l’émotion mystico-religieuse. Cette émotion est sublimée sur scène par la danse extatique des derviches tourneurs. Les membres de cet ensemble, tous virtuoses dans leur propre domaine, sont devenus des maîtres incontestés de leurs instruments. Tenant le rythme avec l’effacement du musicien au service du divin, l’excellence domine, envoûtante, presque indescriptible.
Public en transe
En réponse à l’habituel accueil très chaleureux du public de Bozar, le centre culturel a souhaité étendre l’expérience culturelle au lendemain de l’événement, en particulier pour les plus jeunes. Pour cette raison, il propose Sufi Kids, à destination des familles. Au cours de cette journée, les enfants et les adultes auront l’occasion de partager un moment enchanté grâce au spectacle musical « Whoop Whoop(s)! » présenté par l’ensemble Oorkaan.