FESTIVAL – S’il est une hantise pour tout instrumentiste à cordes, c’est bien de monter sur scène sans s’être parfaitement accordé. Et pourtant, hier soir à Tannay, c’est précisément de cette crainte que le violoncelliste Nicolas Altstaedt a tiré son programme : en prenant le problème à l’envers, il a réussi à démontrer tout le potentiel poétique et expressif d’un instrument volontairement « désaccordé ».
La scordatura – cette technique qui vise à modifier l’accord habituel des cordes pour augmenter les possibilités techniques et expressives de l’instrument – est en effet la ligne directrice qu’a choisi d’exploiter le musicien et directeur artistique franco-allemand. Quatre pièces savamment choisies pour la gradation d’intensité qu’elles offrent, formaient un parcours sonore en parfaite harmonie avec le ciel étoilé suisse.

Prélude à l’accordage
Le concert débutait avec la Suite n°1 pour violoncelle de Bach en Sol Majeur comme une initiation à ces changements subtils de couleurs. D’un ton solennel et d’une concentration sans failles, Altstaedt jouait son violoncelle sans pique, coincé entre les jambes, traversant les six danses de la suite comme en apesanteur. D’une virtuosité presque naturelle il déployait une articulation précise sur les broderies tout en conservant la sobriété lumineuse du style baroque.
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Un changement d’archet et d’accordage plus tard et la soirée basculait vers les Trois Strophes sur le nom de Sacher de Dutilleux. L’écriture exigeante et détaillée a su trouver ici une interprétation d’une vive intensité. D’un geste agile et suspendu, c’est un son tranchant que fait sortir Altstaedt de son violoncelle. Étouffé mais incisif, c’est un cri qu’on croirait entendre, arraché aux cordes pour prononcer inlassablement le nom mystérieux. En pianissimo dans le suraigu, il insuffle un vent froid venu d’ailleurs, une parenthèse crispante, avant que la frénésie initiale ne reprenne avec une force fulgurante.
Les astres alignés
Grâce à la scordatura qui abaisse la corde la en sol dans la Suite n°5 en ut mineur de Bach, sans doute la plus mystérieuse et profonde du cycle, Altstaedt exploite la rondeur grave avec une intensité presque méditative. Le violoncelle semble retrouver une place sonore élargie, faisant vibrer ses résonances les plus obscures. Parfois un peu limité par l’archet baroque, le son se voile et oblige l’auditeur à tendre l’oreille qui loin d’être froissée, retrouve dans cette fragilité le caractère intimiste et recueilli de l’œuvre. Une confidence presque murmurée qui résonne parfaitement au crépuscule.
La dernière étape de ce voyage conduisait le public vers la Sonate pour violoncelle seul op.8 de Zoltán Kodály, un sommet du répertoire et chef-d’œuvre de la scordatura. Ici, Altstaedt déployait toute la puissance et l’énergie de son jeu : les cordes abaissées résonnaient tels des tambours sourds, des cornemuses ou bien des cymbalums imaginaires, immergeant l’auditoire dans une Hongrie festive, au temps des verbunkos. L’averse qui grondait dehors semblait se mêler à cet embrasement final, scellant une communion rare entre un interprète, son instrument et la nature environnante. Précédé par une mélodie tout juste composée pour l’occasion par un ami du violoncelliste, Jörg Widmann, qui trouve naturellement sa place en préambule à cette sonate.
Au terme de cette soirée, c’est un public enchanté qu’a laissé Nicolas Altstaedt, qui en dernier lot de consolation joua en rappel la tendre Allemande issue de la Suite n°1. Back to Bach : l’accord parfait.


