COMPTE-RENDU – Tristan et Isolde, de Richard Wagner, mis en scène par Peter Sellars et Bill Viola, vient de se redonner, pour la cinquième fois, à l’Opéra de Paris. Dans le même temps, le metteur en scène Tiago Rodriguez propose, à l’Opéra de Nancy, une version très personnelle, voire transgressive, de ce monument du répertoire opératique.
Bonjour tristesse
Si, par ‘transgresser’, on entend ‘traverser, aller au-delà’, alors Tiago Rodrigues franchit allègrement le Rubicon. Osant le sacrilège, il va jusqu’à supprimer le sur-titrage d’un opéra wagnérien, pourtant étroitement lié au genre, et ce, alors même que le livret est de la main du compositeur ! À la place, il propose des panneaux, brandis durant trois heures et demie par les danseurs émérites Sofia Dias et Vitor Roriz, sur lesquels on peut lire « Elle invoque ses ancêtres, elle traite sa mère de sorcière, la femme triste est une sorcière ? », ou encore « Dans ce monde, les personnes tristes ont besoin de beaucoup de musique, d’énormément de mots chantés en Allemand pendant des heures, rien que pour dire l’amour. »
De prime abord, cela peut sembler, pour le moins, iconoclaste. Et pourtant, de cette transgression initiale naît une approche qui renouvelle en profondeur l’écoute et l’assimilation de ce monument opératique qu’est Tristan et Isolde, de Richard Wagner.
Adieu tristesse

Quand Matthieu Dussouillez, directeur général de l’Opéra national de Lorraine, a demandé au metteur en scène Tiago Rodriguez, nouveau directeur du festival d’Avignon, quel serait le premier opéra qu’il mettrait en scène, ce dernier a répondu sans hésiter : Tristan et Isolde de Wagner, car, selon ses propres termes, « c’est une histoire d’amour tragique, où deux personnes refusent la place que la société leur a préparée. L’amour devient alors synonyme de transgression sociale. Face à la monumentalité des enjeux, l’amour devient un geste radical : Tristan et Isolde, c’est croire qu’au nom de l’amour on peut en un instant remettre en question toute la construction d’une vie. C’est cet instant, ce présent qui me touche.«
Pour illustrer cet amour entre deux êtres, qui peut faire sédition avec l’ordre social et ses normes, Wagner mobilise plus de trois heures de musique. Trois heures durant lesquelles chaque acte se déroule en continu, sans interruption, avec cette technique, magistrale, du Durchkomponiert. De ce fait, l’alternance récitatifs/airs est abolie, remplacée par un flux musical généreux et continu. Tendu et resserré quand l’histoire avance, il s’étire quasiment à l’infini quand les protagonistes restent bloqués, parfois pendant plus d’une demi-heure, sur la passion dévorante de l’amour ou l’attente de l’obscurité pour pouvoir s’aimer librement.
VO sans sous-titres
Et c’est là où le panneautage, en remplacement des surtitres, révèle toute sa puissance dramaturgique. Certes, cela peut sembler désinvolte de brandir un panneau, façon pancarte de manifestant, comme pour dire : « bon c’est pas qu’on s’embête mais là, c’est un peu long »… Ou encore, comparer les héros de l’opéra à des personnes tristes, parce que, en effet, tous le poids du monde semble peser sur leurs épaules, mais aussi par mauvais jeu de mot avec le prénom Tristan…

Mais ces réserves se retrouvent vite balayées tant le truchement fonctionne. Les danseurs brandissent avec tellement de souplesse, de grâce, d’engagement et d’expressivité les panneaux, qu’on accepte de ne pas suivre la traduction de chaque mot, de lâcher prise sur le suivi exact des propos. C’est comme de regarder un film anglais en VO, mais sans sous-titres. On perd peut-être une partie de la subtilité des dialogues mais on s’immerge beaucoup mieux dans ce qui se déroule sous nos yeux.
Quand la musique se fait caméléon des émotions
Pour Tristan et Isolde, cela va même plus loin : la musique de Wagner s’en trouve magnifiée. On goûte comme jamais la subtilité des échanges, des regards, des changements d’humeur ou, tout simplement, l’histoire qui se déroule, magnifiquement relatée musicalement.

Pour cela, on peut en plus compter sur un orchestre de l’Opéra de Lorraine, ainsi que son chœur, absolument formidable, mené de main de maître par le chef britannique Leo Hussain. Le plateau est également extrêmement attachant, avec notamment trois prises de rôles pour trois premiers rôles : l’Australien Samuel Sakker, qui campe un Tristan aussi viril et athlétique que fragile, l’Allemande Dorothea Röschmann, qui nous fait aimer une Isolde majestueuse et touchante dans son drame et enfin le magnifique timbre profond, à la belle diction, de la mezzo-soprano française Aude Extrémo, qui joue Brangäne, l’amie fidèle d’Isolde, avec une générosité juste, sensible et noble.
Subtil ouvrage

Le reste du cast (Scott Hendricks, Jogmin Park, Peter Brathwaite, Alexander Robin Baker et Yong Kim) est dans la même tonalité, solide, sûr et subtil.
Les costumes, les décors et les lumières sont épurés et sans aucune faute de goût. Ils semblent être là pour servir toute la subtilité qui se cache dans la -sublime- musique de Wagner, et que Tiago Rodrigues et son panneautage transgressif font ressortir avec brio et véhémence.