CONCERT – La pianiste de caractère, Hélène Grimaud, électrise l’Auditorium de Bordeaux dans un programme dédié à quatre fantastiques compositeurs : Bach, Beethoven, Brahms et Busoni. Il fait la part belle à l’écriture formelle la plus puissante pour le piano, qu’il s’agisse de la chaconne, de la variation, de la sonate ou encore de pièces de genre réunies en cycle.
L’étincelle d’une pianiste
Singulière, engagée, magnétique, la pianiste s’avance vers le halo lumineux qui entoure son instrument. Elle va y déplier, alignant avec minutie son corps au clavier, ses horizons intérieurs et extérieurs, au plus profond de son jeu. Elle demeure, le plus souvent, assise à la verticale de son tabouret, à l’équerre, comme spectatrice de ce que réalisent ses mains virtuoses, tandis qu’elle anime de quelques mouvements rotatifs les passages les plus lyriques de son répertoire (Beethoven). Alors, la musique qu’elle parvient à sortir de l’instrument se fait orageuse, océanique, laissant les grandes vagues ou marées sonores osciller selon la force dynamique souhaitée par le compositeur, ondoyer de manière transparente ou colorée par des champs de corail étincelants (Brahms). Ses deux mains sont des phares guidant le voyageur plongé dans la nuit noire des profondeurs. Parfois, le groove, la pulsation rythmique, semble faire écho à ses propres battements de cœur (Bach-Busoni).
Un programme labyrinthique
Le programme, serré et cohérent, encadre les pièces tardives de Brahms (Fantaisies op. 116 et Intermezzi op. 117), par deux grandioses portiques : la trentième sonate de Beethoven, op. 109, à la forme concise et libre, d’une part, et la transcription de la chaconne de la deuxième partita BWV 1004 pour violon de Bach par le romantique Busoni. La musique est une cosa mentale chez cette pianiste qui signe ses programmes comme un geste d’écriture à part entière, inséré dans une poétique, comme en témoigne également sa discographie, souvent agencée de manière thématique. Les œuvres de la soirée ont en commun de relever d’une lente manducation du matériau musical, pétri et repétri (Brahms), à la manière du peintre Rembrandt et de ses autoportraits. Sa palette est d’ivoire et d’ébène, tandis qu’elle étire ses doigts comme de longs pinceaux. Le programme se donne ainsi comme un labyrinthe, fait de contrepoints savants, d’entrelacs d’émotions, de sillons profonds imprimés dans l’oreille du public, de sanglots retenus dans le grand larynx de l’instrument, d’accents consolateurs émanant de mélodies qui déploient leur admirable innocence (Beethoven, Brahms), des coups de pattes – archet augmenté – du Kantor dans sa rencontre frontale avec cet autre monument qu’est Busoni.
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Un atelier d’écriture
L’interprétation d’Hélène Grimaud met tout d’abord l’emphase sur l’écriture pour piano, sinon pour clavier, dont les quatre compositeurs sont de grands spécialistes. Ce piano mêle le subtil et l’épais, selon une alchimie que restitue la pianiste, particulièrement attachée à souligner les différents registres du clavier, extrêmes chez Beethoven, fondus chez Brahms, à la manière de l’orgue chez Bach-Busoni. Il y a de la géologie et de l’architecture dans ces œuvres, que la pianiste restitue avec fermeté et solennité. Elle souligne la densité formelle de ce répertoire, ses bribes et cellules de matériau tonal, en lien étroit avec des solutions digitales originales, le contrepoint relevant parfois du doigt contre doigt (dans les variations beethoveniennes), la main labourant avec insistance le champ sonore du clavier.
De l’art de sonare et toccare
Au-delà de l’art de la forme, l’art du piano chez Hélène Grimaud repose sur le toucher, différent d’un compositeur à l’autre. Il travaille l’amorti des phalangettes sur le clavier, allant du martellement au legato, du jeu strié au jeu lisse. Parfois, la musique se donne en apesanteur, comme si de l’air sortait de l’extrémité des doigts de la pianiste, à la manière de l’orgue, autant chez Brahms que chez Bach-Busoni. Ailleurs, la pâte se fait dense, lestée, épaisse, large ruban organique. Ailleurs encore, elle se fait vocale, usant de pianissimi filés, d’articulations ciselées, d’une conduite de la ligne admirablement discursive, dans la labilité et la plénitude. Les barres de mesure, les portées et les clés disparaissent alors, dans une musique à champ/chant ouvert, libre et intuitive, ramassée sur l’instant sonore. Le son semble se nourrir et s’expanser de lui-même, dans une approche de la pédale qui exalte la résonnance. Le fantastique, le fantomatique n’est jamais loin, notamment dans les fantaisies de Brahms, qui interrogent l’existence même du son, entre réel et imaginaire. Enfin, chez Bach-Busoni la dimension digitale, propre à l’art de la toccata, est superlative, car le tempo choisi, rapide, donne aux traits d’octave l’allure de glissandi.
Le public, traversé par l’énergie de la performance, applaudit longuement l’artiste qui prend soin de saluer les quatre points cardinaux de la salle, faisant du quaternaire le nombre phare de la soirée.