AccueilA la UneOpéra de Paris : le Manon à Manon des étoiles

Opéra de Paris : le Manon à Manon des étoiles

DANSE – L’Histoire de Manon revient à Garnier en cette fin de saison. La dernière reprise, en 2015, avait été marquée par les adieux d’Aurélie Dupont. Cette année, ni adieu ni nomination, mais des distributions hiérarchisées qui permettent de voir les étoiles dans le couple principal et de découvrir des premiers danseurs ou sujets dans les seconds rôles.

Cet article s’appuie sur les dates de spectacles suivantes et leurs différentes distributions :
Lundi 19 juin : Myriam Ould-Braham, Mathieu Ganio, Pablo Legasa, Roxane Stojanov
Mardi 4 Juillet : Dorothée Gilbert, Hugo Marchand, Pablo Legasa, Roxane Stojanov
Vendredi 7 Juillet : Ludmila Pagliero, Marc Moreau, Francesco Mura, Silvia Saint-Martin

Un ballet aux personnages riches

Le ballet en trois actes et sept tableaux, inspiré du roman de l’Abbé Prévost, a été créé en 1974 par Kenneth MacMillan pour le Royal Ballet. Entré au répertoire de l’Opéra de Paris en 1990, il est souvent cité par les danseuses comme un des plus beaux rôles à interpréter. Les personnages, marqués par leur époque et non modernisés par le chorégraphe, permettent une large palette de jeu. Les danseurs, bien ancrés dans le XXIe siècle, arrivent à les faire vivre, malgré le propos daté.

MANON : actrice, complice ou victime ?

Manon est un personnage au cœur d’un dilemme. Tout en aimant le jeune étudiant Des Grieux, elle est contrainte (suite aux manigances de son frère) de séduire des hommes en échange de diverses richesses. Attirée par la vie mondaine, elle essaie de trouver un moyen d’enrichir Des Grieux, notamment par le jeu. Jaloux, Monsieur de G.M, qui la courtisait, l’accuse de vol et de prostitution. Elle est exilée en Louisiane où elle est violée puis meurt de fatigue dans les bras de Des Grieux.

Si Dorothée Gilbert et Ludmila Pagliero s’étaient déjà glissées dans les chaussons de Manon en 2015, c’est une prise de rôle pour Myriam Ould Braham.

Dorothée se comporte en vrai actrice : c’est dans ses yeux et son sourire que l’on lit ses sentiments. Son port de tête et ses épaulements soulignent cette expressivité. Dans les différents duos, elle insiste avec son regard sur la dualité permanente dans laquelle est plongée son personnage, entre l’amour qu’elle porte à Des Grieux et l’envie de séduire les hommes que lui présente son frère. Ce dernier reçoit de lourds regards de reproche.

Avec Myriam, c’est dans les ports de bras que se perçoivent les émotions. Elle est tour à tour une amoureuse aux bras fins et légers, puis une femme plus sûre d’elle dans les scènes de séduction, les bras plus puissants. Lorsqu’elle est entourée d’hommes, elle semble voler de bras en bras et les portées sirènes sont d’une fluidité impressionnante.

Ludmila est une Manon pleine de nuances. Son personnage est plus complexe : de la douceur des premières variations d’une jeune fille amoureuse, elle s’affirme progressivement au gré des décisions prises. Lors de la scène où elle est entourée d’hommes, elle assume son désir de plaire. Dans le troisième acte, malgré ses chaussons trop propres par rapport au costume, on perçoit son épuisement. Elle ne tient plus sur ses jambes et lorsqu’elle tombe en marchant, on se demande si c’était prévu. Même sa tête vacille dans le dernier duo où sa jambe se lève pourtant très haut. On questionne donc la chorégraphie de McMillan qui veut un personnage épuisé tout en ayant une technique impressionnante.

DES GRIEUX : prince charmant pris au piège par une Manon trop frivole ou homme amoureux prêt à tout pour la posséder ?

En 2015 déjà, Hugo Marchand eut l’occasion de se transformer en Des Grieux aux côtés de Dorothée Gilbert, alors même qu’il n’était que sujet. Mathieu Ganio se lance, lui, dans sa 3eme série, ayant abordé le rôle pour la première fois en 2012 avec Isabelle Ciaravola puis avec Laëtitia Pujol en 2015. C’est une prise de rôle pour la nouvelle étoile Marc Moreau.

Si Hugo affiche un sourire un peu niais dans le solo qui suit la rencontre, son interprétation devient plus naturelle au fil de la représentation, malgré des expressions du visage parfois trop démonstratives. Les moments dansés sont sublimes, la pulsation corporelle bat au rythme de l’histoire. Sa technique est toujours aussi remarquable malgré une jambe d’appui qui manque parfois de stabilité et quelques micro décalages avec la musique, notamment en fin de variation.

Mathieu offre un personnage mûrement réfléchi dans son interprétation. Les émotions sont claires et naturelles. Lorsqu’il pleure à la fin, on ressent son déchirement. Sa danse est précise sans être démonstrative et l’on voit évoluer un personnage plus qu’un danseur.

Marc propose un Des Grieux totalement différent. Ce n’est plus le jeune étudiant naïf épris d’amour pour Manon, qui ne le lui rend pas forcément. Il propose une modification complète de la rencontre : c’est lui qui la provoque délibérément après l’avoir vue danser.

UN COUPLE : l’amour crescendo ?

Si la chorégraphie des pas de deux de Manon est moins spectaculaire que celle de Mayerling, autre ballet du chorégraphe donné cette année à Garnier, elle permet aux danseurs de se concentrer sur le propos plus que sur la technique.

Le couple Dorothée-Hugo fonctionne toujours très bien, sûrement la cause et la conséquence de leur partenariat quasi exclusif depuis quelques années. Dès le premier pas de deux, les jeunes amoureux semblent se connaître par cœur. Leur confiance mutuelle efface les complexités techniques pour ne laisser place qu’à la narration.

L’alchimie du couple Myriam-Mathieu est nette dès le coup de foudre mais se renforce au fil de la représentation. Cette évolution suit la narration : de leur découverte mutuelle jusqu’à la fin tragique et au désespoir de Mathieu.

La préparation du coup de foudre par Marc altère toute la perception de l’histoire. Des Grieux, malgré tout l’amour qu’il porte à sa Manon, n’est finalement pas l’homme idéal mais un personnage qui s’emporte et qui peut être malsain. Techniquement, ce duo est au plus près du style du chorégraphe. Leur danse est naturelle sans démonstration technique. Lorsque Marc porte à bout de bras Ludmila au-dessus de lui, il se risque à une demi pointe pour l’élever encore, preuve d’un partenariat solide malgré un temps de répétition très court.

MANON ET SES HOMMES : d’autres possibilités de jeu

Dorothée se fait petite sœur quand elle se réjouit de revoir son frère aîné ou qu’elle cherche à ce qu’il la rassure. Mais elle incarne aussi la posture de grande sœur quand elle lui reproche sa consommation d’alcool.

Dans le duo avec le vieux gentilhomme, on sent qu’elle joue parfois avec lui, parfois de lui. Hugo Vigliotti est particulièrement bon dans ce rôle, exprimant la lourdeur sans la surjouer.

Si Léo de Busserolles est un Monsieur de G.M en quête d’amour qui attire notre pitié, Grégory Dominiak rend ce même personnage plus vulgaire avec Manon (Ludmila ce soir-là).

LESCAUT : élégant perfide ou escroc misogyne assumé ?

Le rôle de Lescaut est régulièrement dansé par des étoiles tant il est riche. Cette année, place aux premiers danseurs Pablo Legasa et Francesco Mura, qui se jettent dans ce rôle pour la première fois.

Dès le début, on voit chez Pablo des détails qui peuvent en dire beaucoup. Quand il marche sans pointer ses pieds entre chaque pas, c’est déjà pour montrer qu’il n’est pas vraiment noble. Ses interactions avec le corps de ballet rendent le personnage encore plus crédible. Il se fait, dans le premier acte, être élégant et joueur. Dans son sourire, on sent déjà la ruse. Il se montre méchant avec Des Grieux, tentant de le convaincre du bien-fondé de sa stratégie. Mais Lescaut sait aussi être un jeune homme plus simple. Le solo à la bouteille est un passage de grande prouesse. Il faut une technique solide pour feindre l’ivrogne.

Francesco est beaucoup moins élégant. Il crée un personnage plus misogyne avec sa maîtresse tout en étant séducteur avec les autres femmes. Sa volonté d’escroquer est beaucoup plus assumée. Lorsqu’il est ivre on sent dans ses yeux et ses mouvements de tête tout l’alcool ingurgité. Si Marc se soumet, ce n’est pas par contrainte mais bien par obligation.

LA MAÎTRESSE : femme indépendante ou sous emprise ?

Comme pour Lescaut, ce personnage est parfois joué par des étoiles mais cette année, place à des premières danseuses expérimentées, avec Roxane Stojanov ou Silvia Saint-Martin.

Le rôle de la maîtresse est moins narratif et permet une interprétation plus libre. Roxane est à la fois élégante et séductrice. Sa technique irréprochable lui permet d’explorer librement toutes les nuances. Les grandes sissonnes ont des airs de Kitri mais ses tours et ses équilibres sont beaucoup plus doux. Une image restera gravée : ses tours attitudes suspendus en torsion de dos en nous regardant. Son duo avec Pablo ivre devient de plus en plus osé au fil des représentations. Elle semble même lui montrer par certains regards qu’elle peut danser sans lui. Grâce à leur travail et leur connaissance mutuelle, ils offrent une vraie parenthèse comique dans le ballet.

Sylvia est une maîtresse plus en retenue, sous l’emprise de son amant, même si elle semble parfois plus intéressée par les riches courtisans de Manon que par son Lescaut.

CORPS DE BALLET : chef des brigands, courtisanes et prostituées.

Le corps de ballet fourmille de petits personnages qui accompagnent la narration et créent l’ambiance du ballet.

Le chef des brigands doit être naturel dans cette danse plus brute. Hugo Vigliotti semble être né pour ce rôle. Quant à Francesco Mura, sa danse est moins propre pour marquer le contraste avec les nobles.

Même si l’on voit quelques défauts de synchronisation, notamment en fin de pirouette dans les moments d’ensemble, on repère déjà les talents de demain. On remarque notamment Inès Mcintosh, qui joue beaucoup, aussi bien dans son duo de courtisane que lorsqu’elle découvre la tricherie de Des Grieux. Pauline Verdusen est aussi très à l’aise dans ce rôle, qu’elle n’hésite pas à jouer dans l’esprit des deux sœurs de Cendrillon. Les plus jeunes testent aussi des incarnations pas toujours réussies mais il faut saluer cette envie de donner une profondeur aux personnages du corps de ballet.

Les ensembles restent cependant trop sages, notamment les groupes de prostituées que l’on confond facilement avec les courtisanes dans le premier acte. Même si Mayerling est passé par là, il manque un brin de folie. La seule extravagance vient de la chorégraphie écrite de façon non coordonnée, qui donne un air plus naturel aux scènes de foule.

Dans le troisième acte, la danse des exilées est plus contemporaine. Leur façon de marcher, de se tenir la tête, de danser en ronde pieds nus tranche avec le reste de la chorégraphie. Les chutes et les pas sautés traduisent l’épuisement. Mais ce changement de style questionne : pourquoi la danse académique est-elle réservée aux personnages nobles ?

L’orchestre et son chef

Les musiciens jouent avec conviction la partition composée de multiples extraits de Massenet, y compris des pages entière de Grisélidis, joué au même moment, à quelques encablures, sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées ! Le chef Pierre Dumoussaud garde une bonne vision de la scène, comme le montre la parfaite synchronisation de la musique avec le saut plongé de Dorothée dans son lit.

Pierre Dumoussaud ©Natasha Colmez
À lire également : Grisélidis de Massenet : pudding et crêpes dentelles au TCE
Et pour finir…

Un regret : Le synopsis détaillé du ballet, qui aide grandement à l’appréciation des détails, est réservé aux acheteurs du programme ou aux fins connaisseurs du roman.

Une réponse à ceux qui disent que le ballet reste le même malgré les changements de distribution : La chorégraphie est perçue différemment en fonction des danseurs, mais c’est aussi l’histoire qui est interprétée différemment.

Une question : si les danseurs semblent parfois gênés d’interpréter des prostituées, des hommes violents, ou des violeurs, pourquoi continuer à donner ce répertoire ? La scène de viol du troisième acte est toujours source d’un grand malaise pour les spectateurs.

Une certitude : La salle est conquise. Le public applaudit entre chaque danse et termine la représentation par une standing ovation. Contrairement aux habitudes, c’est la soirée d’avant-première jeune qui semble la moins enthousiaste, en écho peut-être à notre interrogation précédente.

Crédit photographique : Svetlana Loboff / OdP

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