OPERA – Le quatrième opus collaboratif Sir Gorge Benjamin – Martin Crimp, compositeur-écrivain, contribue à renforcer le questionnement – enténébré – sur la manière dont le vivant humain s’accommode de la mort, par la grâce de l’Art, et ses rencontres concrètes entre toutes les forces du spectacle-opéra.
Janus : le compositeur-écrivain
Autre lieu propice au singulier, au rare et à l’intime, qu’est le Théâtre du Jeu de Paume, salle couverte, contrairement au Théâtre de l’Archevêché, mais tout aussi historique. Elle accueille les opus lyriques les plus expérimentaux, axe fort du Festival d’Aix-en-Provence sous l’ère Pierre Audi. En témoigne la présence, précieuse, du compositeur à la tête du Mahler Chamber Orchestra, en formation chambriste. Tout, dans ce spectacle, est affaire d’amitié, d’affinité élective : entre les deux maîtres d’œuvre (Benjamin le compositeur et Crimp le librettiste), en écho à Mozart – Da Ponte, et ces derniers, avec le casting d’artistes lyriques qu’il réunit, ainsi qu’avec l’ensemble constitué, le Mahler Chamber Orchestra, rompu à la création d’oeuvres singulières.
Alice au pays des miracles
La matière dramaturgique et scénographique (Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma) est celle du conte, de l’imaginaire – « imagine-toi une telle journée » -, avec son format réduit – une heure et quart -, avant que les auditeurs-enfants ne s’endorment. Elle mobilise ses potentiels imaginaires, sa densité émotionnelle et sa capacité à faire avancer le récit, depuis un drame originel : la mort d’un enfant, un nourrisson mort-né. C’est ce qu’on appelle un voyage initiatique pour une mère, en quête du miracle essentiel de la Résurrection. Cette matière narrative permet au spectacle d’apparier continuité de la quête et discontinuité de ses étapes, autant de rencontres que fait le personnage principal, avec des propositions, des essais, des brouillons existentiels, qui sont dans l’incapacité de répondre à sa demande.
Un bouton de couturière, sorte d’interrupteur vital, quémandé par la mère aux protagonistes successifs qu’elle rencontre – couple débauché, artisan suicidaire, compositeur perché, collectionneur frustré, enfin Zabelle, ange pur du jardin d’Eden – est, vainement l’objet concret et symbolique, à même de cristalliser le bonheur parfait de son propriétaire et de ramener l’enfant à la vie. De fait, comme le symbolon, un objet fendu en deux, signe de reconnaissance, le bouton appelle la boutonnière, à moins qu’il ne renvoie au dispositif électrique d’allumage et d’éteinte de la lumière. L’objet de sa quête est ainsi précisé, sur la page d’un manuscrit sacré : « Trouve une personne heureuse en ce monde et prends un bouton de la manche de son vêtement. Fais-le avant la nuit et ton enfant vivra. »
Le conte, mieux, la parabole, permet au personnage principal, comme à l’œuvre, de faire l’expérience de la traversée du miroir, ce que suggèrent les décors, sobres et modulables, faits de panneaux noirs, réfléchissant la lumière, comme chez Soulages. La référence à Alice au pays des merveilles est immédiate, et de manière plus indirecte, au mythe d’Orphée, le livret s’inscrivant dans une veine dramatique qui, à la manière de Shakespeare, associe étroitement le réel et le merveilleux. Le drame n’a pas le dernier mot, entre le bouffon et le terrifique, plusieurs situations suscitant le rire : la liste des conquêtes du faune, le costume de l’artisan junky, l’inanité du compositeur, la fatuité du collectionneur, etc.
Boule de cristal et tarot de Marseille
Les lumières, soignées, jouent leur partition scénographique, tantôt nimbées, tantôt laser, renvoyant toutes au monde intérieur tendu par la quête, entre espoir et désespoir, du personnage principal, soumis à la contingence et à la récurrence de la vie humaine (signées également Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma). Les costumes (signées Marie La Rocca), noirs-gris ou couleurs du temps (comme dans le conte La belle et la bête), rose et bleu, quasi-layette, revêtent les personnages de leur rôle attitré, la peau dénudée tenant lieu, comme avec le satyre de la première rencontre, de vêtement.
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Un rapprochement, imaginaire et symbolique, pourrait être fait, avec les différentes rencontres qui se succèdent, grâce aux glissements habiles des figurants-régisseurs, avec certaines arcanes du tarot de Marseille : l’Amoureux, le couple libertin, l’Empereur, artisan sur son socle, le Jugement, avec les deux trompettes musicales de la renommée, l’Ermite, le collectionneur solitaire, ou encore l’Étoile, l’ange Zabelle, lumineuse entre deux mondes…, coïncidence sans doute, mais qui révèle combien le conte trempe sa plume dans les archétypes. La quête de perfection – rencontrer un être parfaitement heureux – ne peut qu’être mortifère ; d’où les régisseurs, vêtus de noirs, efficacement intégrés à l’action, en tant qu’ombres industrieuses, occupées à assurer les apparitions qui se succèdent sur le plateau.
Du côté de la vie, se trouve, quand même, comme en un message crypto-écologiste, la représentation d’un jardin d’Eden, grâce à la vidéo (signée Hicham Berrada), dans lequel tout se tient ensemble : le réel et le fantastique, le noir et la couleur, le végétal et l’aquatique, la vie et la mort, la présence et l’absence, le plein et le vide, le rêve et le cauchemar, etc. Mais avant d’y parvenir, un tapis roulant, discret et implacable, enferme les personnages, dans une impossible avancée.
La mère, l’ange et la putain
Marianne Crebassa, Woman, mezzo-soprano française, est une artiste omniprésente et originaire du rôle, tant Benjamin ne peut écrire pour la voix in abstracto. La chanteuse met son instrument au service de l’œuvre, et se montre capable de porter le récit du bout de ses lèvres, de calibrer, dès la première émission du son, ce qui adviendra du climax, de l’acmé, du point de retournement du drame. Elle exprime, vocalement, la lucidité grandissante du personnage, à chaque rencontre, chaque déception, la rapprochant d’un sens à jamais perdu : l’amour sexuel n’apporte pas le bonheur, le savoir-faire, la notoriété et l’accumulation non plus. Pour cela, la chanteuse évite l’hyperbole, la démesure, alors que sa voix, vibrante, semble pouvoir s’accommoder de grands espaces lyriques.
La soprano austro-anglaise, ancienne artiste de l’Académie, Anna Prohasja, en Zabelle, polarise la scène autour de sa finale apparition, en ange féminin de l’impossible Salut, message principal de l’œuvre, advenant comme une morale shakespearienne, avec légèreté. Le timbre-tessiture – il est impossible de séparer l’un de l’autre dans son interprétation – se situe dans l’exacte continuité que celui de sa partenaire, mais au-dessus, voire au-delà, au fur et à mesure du déroulement de sa mélopée, baume consolateur, réparateur. La soprano norvégienne Beate Mordal (lover 1, composer), ancienne artiste de l’Académie du festival, promène sa voix fine et légère, toujours habitée d’énergie, dans l’aigu surnaturel, telle une Alice tendrement délurée, sur les starting block.
L’amant, l’artisan et le collectionneur
Première apparition masculine (et récurrente), celle du contre-ténor canado-iranien Cameron Shahbazi (lover 2, assistant composer), à l’organe aussi insistant et insinuant, que l’est son jeu d’acteur, de satyre ou de faune, débarqué d’une improbable mythologie : accomplissement souriant, depuis l’aigu sucré jusqu’à des graves inquiétants, savamment insérés dans la texture complexe de la partition. La deuxième apparition masculine (et récurrente) est celle du baryton américain John Brancy (artisan, collector), aux aigus du même pur métal. La voix, d’une autre qualité que son camarade, visant des auditoires plus vastes, est longue et trouve à s’emparer du grave comme des hauteurs, dans une exploration de la souffrance en temps réel.
Petite fosse et grand ensemble
L’ensemble instrumental, le Mahler Chamber Orchestra, est dirigé avec minutie, par le compositeur. Il déploie ses textures chamarrées ou sobres, massives ou pointillistes, en étroite relation avec les lignes vocales et leur contenu émotionnel, à la manière du madrigal italien : le lamento et ses plaintes chromatiques, l’imitation concrète des rires et des pleurs, des violences et des caresses… Tout un monde sonore, lyrique et géométrique, propre à un ensemble constitué, rompu aux expérimentations expressives et/ou radicales de notre temps, s’échappe de la mystérieuse et petite fosse du Théâtre du Jeu de Paume.
Le public, plongé dans le silence et le son, exposés à leurs paroxysmes, s’extrait abruptement de cet imaginaire ténébreux et lumineux, pour saluer longuement chanteurs, instrumentistes et compositeur, dans la proximité heureuse et intime du lieu.