FESTIVAL – Aix-en-Provence referme ses festivités musicales de l’été avec, non pas Lucia di Lammermoor, mais Lucie de Lammermoor : la version française de cet opéra composé par Donizetti, portée par l’un des (sinon le) plus français des chefs italiens actuels.
Traduction, adaptation, révision ? Tirez la langue
Au fin fond de l’Écosse, The Bride of Lammermoor, fiancée tragique, fait éclater tout son drame dans le roman de Walter Scott paru en 1819, traduit l’année même en français ! Seulement 20 années plus tard, en 1839, un opéra en français est créé au Théâtre de la Renaissance à Paris : Lucie de Lammermoor. Il s’agit toutefois d’une adaptation (réalisée par Alphonse Royer et Gustave Vaëz) d’un déjà fameux opéra italien : Lucia di Lammermoor composé par Donizetti sur le livret (en italien) de Salvatore Cammarano, opéra créé au San Carlo de Naples en 1835 mais présenté dès 1837 à Paris (au Théâtre-Italien).
Comme Walter Scott, Gaetano Donizetti assure sa gloire européenne passant alors nécessairement par la France, pays de roman, pays fasciné par le fantastique aussi bien que par Shakespeare (quelques coups du destin différents et Verdi aurait sans doute lui-même composé en français son Otello -autre opéra concertant présenté cette année à Aix- comme il le fit pour Don Carlos), pays du Grand Opéra aussi (comme Le Prophète, complétant cette année les opéras en version de concert au programme de ce Festival).
D’ailleurs, dans les trois cas (concertants de cette édition aixoise 2023 : Otello, Le Prophète et Lucie), se croisent également le monde rationnel et l’irrationnel, la fascination pour les univers du rêve (présent et essentiel dans ces trois opus). Le rêve qui fait voyager (la fascination de ces œuvres tient au voyage à travers les lieux et les siècles qu’elles proposent), le rêve qui pose déjà la question des frontières, entre conscience et inconscience, résonnant avec une thématique qui s’impose, transversale, dans la programmation de Pierre Audi pour cette édition : la thématique de la manipulation.
À Lire : les comptes-rendus Ôlyrix de tous les opus de ce Festival vous montrent ce leitmotiv thématique
Lucie, je sais, il y a des soirs comme ça où tout, s’écroule autour de vous
D’autant que Lucie est encore plus isolée que Lucia : lui ôtant sa fidèle Alisa, elle se retrouve être le seul personnage féminin en VF. Et par-dessus le marché (outre les changements de noms assez faciles à suivre : Enrico devient Henri, Edgardo-Edgard, Arturo-Arthur, Raimondo-Raymond), l’autre changement se fait aussi au détriment de cette pauvre Lucie, car les librettistes français vont rechercher dans le roman de Walter Scott un certain Gilbert, juste là pour lui nuire et la trahir (et même le sympathique Raymond perd de la place).
Lisette in the Sky with Diamonds
Heureusement, l’héroïne a toujours pour briller et s’envoler ses coloratures (virtuosités dans l’aigu de la voix), notamment avec une performance comme celle de Lisette Oropesa qui lui donne une grâce de gymnaste vocal. Telle une patineuse artistique, elle fait bondir et tournoyer sa ligne, tout en contrôlant le souffle pour flotter et le legato pour retomber tout en douceur.
Le baryton Florian Sempey incarne lui aussi le lien entre la France (son pays) et l’Italie dont il sert depuis toujours le répertoire. Il s’approprie le rôle d’Henri Ashton (frère de Lucie) et le royaume scénique par sa présence intense, sa voix palpitante, longue et ferme.
Si Edgard Ravenswood apporte à Lucie le rêve d’un avenir meilleur mais ne parvient pas à la sauver, son interprète John Osborn vient bel et bien sauver le spectacle (remplaçant Pene Pati, qui devait d’ailleurs remplacer Jonas Kaufmann au pied de la Tour Eiffel, les deux chanteurs annulant coup sur coup également leurs participations au Festival d’Aix : Otello et Lucie). John Osborn après avoir accepté et fait chauffer sa partition française, offre, après un temps d’échauffement vocal, une prestation à la fois émouvante et puissante. Le timbre de Yu Shao en Lord Arthur Bucklaw est fin et chaud, davantage serein et uniformément rayonnant, comparé à celui de son rival. La basse française Nicolas Courjal (Raymond Bidebent) leur oppose une ligne noire, d’ange annonciateur de la mort, stentor aux amples décibels. Enfin, Sahy Ratia donne toute sa discrétion au personnage de Gilbert.
France-Italie
Pour ce nouvel alliage musico-littéraire, franco-italien, difficile d’imaginer meilleur choix que celui d’inviter le chef italien Daniele Rustioni et sa phalange française (il est Directeur musical de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon). La direction du maestro/maître tient de la performance sportive. Il plonge dans la partition, donne les entrées vocales et/ou instrumentales comme autant de « tops-départ », chaque chanteur étant dans son couloir de chant, chaque pupitre se tenant dans sa zone de jeu. Si le maître-mot du drame est « jalousie », comme dans Wozzeck, celui de l’interprétation qu’il en donne est « énergie ». L’orchestration, moins pittoresque et innovante qu’avec les deux autres opéras (Otello et Le Prophète), requiert de la phalange une impeccable discipline d’ensemble, un esprit d’équipe, un mental à toute épreuve : trombones synchronisés, cors ajustés, trompettes renommées, flûtes affutées, sur une pelouse de cordes aux pizzicati étincelants comme la rosée du matin.
Les Chœurs de l’Opéra de Lyon, savamment disposés en fond de cour offrent l’homogénéité de l’énergie et de l’engagement de chaque pupitre, caractérisés par des saisissantes « ola », lorsqu’ils se lèvent pour être de la partie.
Ce concert mémorable est acclamé par le public, qui se lève, scande sa battue et appelle un bis de ses vœux. Comme pour profiter encore un peu de cette version française, si rare, mais si exigeante que les artistes lui auront déjà tout donné. Ainsi se conclut l’édition 2023 du Festival d’Aix-en-Provence, en français dans le texte avec Lucie de l’amer mort.
photo de Une : Lisette Oropesa (© Steven Harris)