DANSE – Pour son premier ballet de la saison 23/24, l’Opéra Garnier nous proposait un triptyque de célèbres chorégraphes contemporaines : Marion Motin, Xie Xin, Crystal Pite. Un excellent programme de 3 x 30 minutes qui méritait amplement son ovation finale.
Palais Garnier, le 23 septembre 2023. Le public prend place, face à la scène de l’Opéra, et, alors que le début du spectacle est imminent, une question un peu absurde surgit – car plusieurs personnes se la sont forcément posée : mais quel est le fil rouge de ce concert, le dénominateur commun à ses trois chorégraphes ? Bien sûr, il y avait la réponse évidente, que tout le monde avait eu à l’esprit en réservant sa place : ce sont trois artistes femmes qui ont été sollicitées pour rappeler la richesse de la tradition chorégraphique féminine. D’accord. Mais cela constitue-t-il un argument esthétique solide, qui permette de bâtir un programme cohérent ? Eh bien, il y avait un mot qui revenait beaucoup dans la plaquette du concert, et qui semblait faire la liaison entre les trois artistes : « abstraction ». Alors, nous avons décidé d’examiner la soirée au prisme de ce concept. Et pour faire dans l’abstrait, quoi de mieux qu’une petite dissertation ?
Thèse
The Last Call est une oeuvre époustouflante, pour une quinzaine de danseurs. Marion Motin nous entraîne dans un monde sombre, terriblement épuré, éclairé principalement au départ par une cabine téléphonique aux néons blancs. Très tôt se met en place un dialogue entre un personnage vivant (Alexandre Boccara), et une allégorie de la mort (Axel Ibot), dont l’interaction est amplifiée, répétée, déformée par un choeur de danseurs et danseuses. L’espace scénique semble devenir la frontière de la réalité, peuplé d’une horde d’ombres en apparence belliqueuses. Les costumes ? des tenues en latex à la Matrix. Les gestes ? fermes, toniques et souples à la fois. La pièce démontre une intelligence formidable du rythme et des ambiances.
La musique électro (ou jazz, voire même country…) de Micka Luna et les jeux de lumière contribuent à mettre en scène cette interprétation punk-rock des limbes : car tout se déroule dans une obscurité savamment travaillée. Même si elle nous offre plusieurs pics d’émotion intense, plusieurs climax, The Last Call n’est pas monolithique – c’est même tout l’inverse. Les tons sont variés, se brouillent : les danseurs font aussi bien dans l’épique que dans le kitsch (si bien que l’on croit basculer, au milieu de la pièce, dans une sorte de pulp-fiction déjantée). Un seul élément constant : la formidable stylisation des corps et des mouvements, abrupte et saisissante. Le sens ? La chorégraphe se garde de vous l’imposer. La pièce est bien abstraite en cela qu’elle ne se structure pas à partir d’un contenu préétabli, et déploie plutôt son histoire avec les gestes, laissant chacun libre d’interpréter comme il l’entend l’attraction-répulsion qui anime tous ces corps si profondément énigmatiques.
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Antithèse
La création Horizon, pour une dizaine de danseurs, de Xie Xin, est le contre-exemple parfait de la première pièce : certes encore abstraite, elle livre ses clés d’interprétation plus facilement. Cette fois, une scène recouverte d’un lit de brume particulièrement épais, d’où surgiront inopinément des danseurs et danseuses, tout au long de la pièce. Côté musique, des nappes sonores et des bruitages naturels (pluie, vent), qui ont tôt fait de vous plonger dans une torpeur méditative. Côté chorégraphie, les choses sont plus lisses et rondes que dans la pièce de Marion Motin.
Les danseurs ressemblent à des silhouettes de pantins, qui flottent dans les airs et se rattrapent les uns les autres – sans jamais s’arrêter, se donnant toujours le relais. Cette technique mise au point par la chorégraphe a un nom : la Body Connection Technique. Costumes diaphanes, gestuelle aérienne, souple et légère : les êtres vivants paraissent ne faire plus qu’un avec les volutes de brume. Un passage plus tonique finit pourtant par prendre forme : le rythme, plus enlevé et soutenu, se met en place avec une mélodie (la musique est de Sylvian Wang). La souplesse des corps devient plus virevoltante, des portés énergiques se multiplient, et le songe planant prend fin.
Le propos nous semble plus concret et direct, en ce qu’il ne crée pas d’ambiguïtés internes, et va dans une direction plutôt homogène : celle de l’interaction fusionnelle des corps avec la nature.
Synthèse
Venait enfin, après l’entracte, Crystal Pite et sa pièce The Seasons’ Canon. Imaginez une scène foulée (quasiment sans interruption!) par plusieurs dizaines de danseurs et danseuses, vêtus sobrement d’un pantalon noir, le tout sur la célèbre oeuvre Recomposed by Max Richter : Antonio Vivaldi The Four Seasons, 2012. Le génie de la chorégraphe réside dans une capacité incroyable : celle de composer des chaînes humaines, avec des jeux de vague et des effets papillons somptueux. Nous avons pu admirer la synchronisation extraordinaire du groupe (une cinquantaine de danseurs tout de même !), encore plus véloce et exacte dans l’exécution que pour les deux autres pièces. Sur « Summer 1 », un duo fut exceptionnellement mis à l’honneur : les corps s’entremêlaient dans un rythme fou, avec de multiples torsions et cambrures accompagnées par l’un ou l’autre danseur – mais la vraie surprise de cette pièce résidait dans ces crescendos qui ramenaient subitement tous les danseurs sur scène.
Cette pièce faisait la parfaite synthèse des deux œuvres : sans verser dans l’explicitation pure et simple de son propos, elle assumait de partir d’un objet préexistant (les quatre saisons de Vivaldi réécrites par Max Richter) pour le mettre en gestes. Sans tourner complètement le dos à l’abstraction, elle faisait donc le choix de réactualiser une idée présente dans l’oeuvre musicale d’origine : celle d’agencer le chaos pour créer la beauté. Vous ne me croyez pas ? Rationaliser les forces de la nature et des saisons pour les mettre en musique, n’est-ce pas pourtant la même chose que de coordonner une foule de danseurs déchaînés sur une scène ?