DANSE – Le chorégraphe israélien Hofesh Shechter, aux gestes signature, propose un diptyque à deux faces : deux pièces dédiées respectivement à la violence (Clowns) et à l’amour (The fix), à l’attraction et à la répulsion, ressentis contrastés qui semblent éclore de l’aube de l’humanité.
Simplement virtuose
L’émotion se veut directe chez le chorégraphe, et s’ouvre sur la jubilation décomplexée du Cancan d’Offenbach, version circacienne, pour dire le bonheur post-pandémie des retrouvailles avec le public. La compagnie des dix artistes qui entourent le chorégraphe-danseur Hofesh Shechter, comme autant d’alter ego, échangent des manières de mobiliser leur corps, comme si des fils de marionnettistes les mettaient en mouvement de l’intérieur. L’ensemble forme et déforme des compositions picturales, de savants madisons, ou encore des flash mobs, qui semblent spontanément naître d’un instinct grégaire encore pur de tout conformisme, de toute technique du corps conventionnelle et culturelle.
Une gestuelle évidente, et pourtant finement usinée, fait appel de manière millimétrée ou ample, aux bras, aux jambes, à la tête, dans une virtuosité qui réside dans la synchronie, l’endurance, l’énergie et le naturel, plutôt que la contrainte de la danse, qu’elle soit classique ou contemporaine. Le bas du corps est ancré dans le sol, tandis que le haut se balance comme les branches des arbres. À rebours de l’individualisme hiérarchique du corps de ballet, le collectif, le peuple de la danse, est roi. Pareil à un banc de poisson, un essaim d’abeilles ou un vol de martinets, la compagnie met en corps la sérialité mystérieuse des relations humaines (Clowns).
Chaque danseur se mire dans le corps de l’autre, manière subtile ou triviale, pour le chorégraphe, de stigmatiser le règne spectaculaire de la violence (Clowns). Une beauté graphique émane des postures d’ensemble, dont l’évidente symétrie, de face, de dos ou de profil, semble attirer le spectateur et lui donner envie d’entrer dans la danse.
Les mouvements lents produisent des architectures, tandis que de sculptures humaines se bâtissent dans les rapides ; les uns sont centrifuges, les autres centripètes. L’ensemble est fragile, précaire et vulnérable. Les corps tremblent, chutent, se relèvent, s’agglutinent, crient, s’étreignent, s’affaissent, s’agrippent, marchent au ralenti, flottent, se dissocient, rampent, se déploient, se replient, dévient ou exultent, chaque être étant à la recherche de ses frontières (The fix). Les bras, surtout, implorent ou frappent, sont hypertrophiés, en tant que membres d’appel, chez Shechter. Ils sont à l’origine du mouvement, du déplacement, de l’entraînement du corps entier, dans des ouvertures quasi-christiques.
Ordre et chaos : les vases communicants
Le travail scénique propose une ambiance immersive propre à une scène cathédrale engloutie par le brouillard, le smog, le dark, le gothique, entre fresque et cinéma. Ce qui se déroule est moins un spectacle qu’un rituel : de mise à mort (Clowns), de mise à nu (The fix).
La forme est binaire : noir et blanc. Entre ordre et chaos, ombre et lumière, rythme et mélodie, solitude et promiscuité, amour et haine, etc. ; cette tension obsessive est la marque indélébile de l’humanité.
La bande son – composée par le chorégraphe – est cardiaque, fondée sur le « beat », celui qui dicte l’ordre du temps et de la durée, dans lequel les êtres sont pris. L’hyper-grave fait vibrer le corps du spectateur, selon une pulsation régulière fondamentale, de l’ordre de la création, de la genèse, émanant mystérieusement du chaos. Les êtres sont des cellules qui s’assemblent en molécules, en composés organiques, toujours instables et légers.
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Les costumes ne soulignent pas les corps, leur finesse comme leur musculature, mais font des danseurs des êtres du quotidien, aux amples drapés blanc dans Clowns, aux habits acidulés dans The fix. L’imaginaire est romantique : redingote blanche, lavallière rouge-sang, ample chemise à pli, etc. Tout un dandysme, au négligé recherché, donne aux corps en scène une image attirante, ressourçante, au design profondément humain.
La danse, entre le bien et le mal
La danse, chez Shechter, questionne l’origine et la nature du bien et du mal. Les références cinématographiques peuvent être celles du Joker dans Batman, des méchants Harkonnens dans Dune, et, picturales, celle du Tres de mayo de Goya. Mais, par-delà le bien et le mal, le chorégraphe et sa compagnie choisissent d’agir directement, à la toute fin de The fix (la réparation, la consolation), en traversant le quatrième mur, celui du public.
Sous les applaudissements d’une salle qui ne demande qu’à jouer le jeu, chaque danseur distribue des hugs, des câlins, des baisers de paix, autant de points de départ d’une grande chaîne d’union dans la salle du Grand Théâtre de Provence. Elle est comme l’exact inverse des corps compactés, luttant contre les autres et contre eux-mêmes, de leur emballement conduisant au meurtre, déployé dans Clowns.