DANSE – Ce vendredi 8 décembre, le public était venu combler les rangs de l’Opéra pour assister à deux heures de très belle danse, signées Jiří Kylián. D’apparence plutôt hétérogène et morcelée – avec quatre pièces de 20 minutes environ, et deux entractes eux-mêmes de 20 minutes –, la programmation révélait à la fin toute la force de sa construction.
De l’abstrait …
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Le premier tableau, Gods and Dogs, est un bijou de formalisme esthétique, une œuvre dépouillée à l’extrême, stylisée et brute, détachée de toute signification explicite. Huit danseurs évoluent sur une scène élégante, prise dans des jeux d’ombre et de lumière somptueux. L’énergie déployée est violente et implacable. A l’épure scénographique répondent des corps arqués, aux mouvements de bascule incessants, partagés entre l’abandon et la maîtrise inflexible. La plastique des corps à moitié découverts, ces corps qui se contentent parfois simplement de marcher, souples et terriblement froids, est saisissante. Ce premier tableau est une sorte d’espace liminaire silencieux où triomphent parfois malgré tout un pas de deux, la flamme d’une bougie, sur fond de querelle entre Beethoven et l’arrière-plan sonore contemporain.
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Venait ensuite Stepping Stones, qui prenait l’aspect d’une danse rituelle à huit. Les gestes de ce culte se composaient cette fois moins d’arcs que d’arêtes ; surtout, ils incorporaient les objets dans le mouvement, des reliques étant portées, soulevées, déplacées. La cérémonie, ce faisant, introduisait les premiers éléments comiques de la soirée, même si la musique de John Cage et Webern contribuait de son côté à l’accroissement d’une tension qui devient insupportable à la fin de la pièce. Comble et génie de la chorégraphie, la scène reste paradoxalement immobile, avec ses trois statues égyptiennes, le lent mouvement du triangle géant suspendu, l’alternance manichéenne du noir et du doré, et la répétition du propos.
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…au très concret
Petite mort marquait un changement de régime. La musique nous installe d’emblée dans un récit plus apaisé et souple. Au programme, de l’escrime, un voile gigantesque, et des robes en trompe-l’œil. Si chaque pièce de cette soirée mêlait subtilement les codes du ballet classique à des composantes de chorégraphie plus contemporaine, une sorte de distance réflexive et moqueuse commençait à s’immiscer ici dans le discours du chorégraphe, vis-à-vis du classicisme artistique (notamment grâce au ressort du figuralisme). Prenant le contrepied du respect envers Beethoven tel qu’il est suggéré par la première pièce, les deux dernières, à l’inverse, dévoient Mozart pour mieux tourner en ridicule l’académisme chorégraphique. Le contraste entre le début du concert et sa fin est tout simplement grandiose – même si la dernière pièce constitue un flamboyant pied de nez au public.
![](https://www.classykeo.com/wp-content/uploads/2023/12/22872-Ann_Ray___Opera_national_de_Paris-PETITE-MORT-Jiri-Kylian-Clemence-Gross-Alexander-Maryianowski-c-ann-ray-OnP-0890-1600px-1024x732.jpg)
Sechs Tänze confirmait en effet le changement de direction, et reprenait des éléments de la pièce précédente en les détournant. La surprise du public fut totale et la salle put rire franchement devant cette pantomime farcesque. Des parodies de personnages du XVIIIe, fardées à outrance, se livraient à des caprices puérils et polissons – brisant allègrement le quatrième mur. Jiří Kylián jouait avec son public, et le tableau était à la fois grotesque et grandiose – une belle singerie qui se vautre avec brio dans l’explicite et le grivois.
L’abstraction est morte, vive l’abstraction !