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Falstaff ou l’art de la provocation à Caen

COMPTE-RENDU – Le théâtre de Caen présente Falstaff (dernier opéra et pied de nez) de Verdi, dans une mise en scène signée Denis Podalydès : une provocation, et même plusieurs (à rire, réfléchir, s’étonner, s’agacer, s’émouvoir)… L’opéra en somme !

Le Signe du Chant

Falstaff est en quelque sorte le chant du cygne à l’envers : Verdi, qui aura toute sa vie et carrière durant offert à l’éternité des drames historiques et sentimentaux, quitte ce monde en riant de bon cœur, dans une grande fugue finale dont les paroles sont “Tutto nel mondo e burla” (“Le monde entier n’est qu’une farce. L’homme est né bouffon”. Paradoxal pour le compositeur dont le plus célèbre bouffon, Rigoletto, n’est que drame, et chez qui Le Roi s’amuse cruellement ! Verdi finit ainsi en se frottant à la comédie, et, ce faisant, bouleverse ses traditions, renonçant au découpage récits-arias et aux duos héroïques ténor-soprano par exemple, pour épouser au mieux un rythme pétillant, haletant, outrancier mais aussi lyrique. Pour l’épouser au mieux dans ce spectacle à Caen, le chef Antonello Allemandi va jusqu’à discrètement chanter tout en dirigeant l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, à la superbe sonorité, léger, piquant, suspendu dans les moments satiriques, mais sachant faire sonner les ruptures, alterner les atmosphères, jusqu’au tragique dans les tourments intérieurs de Falstaff, amer et désabusé. Les pianississimi des violons, suspendus et vibrants enchaînés avec le prologue de la forêt, où cor et cordes se mêlent à merveille, sont des moments de grâce, poétiques et oniriques.

À lire également, le compte-rendu sur Ôlyrix : Falstaff à Caen - du rire, à la vie à la mort
Pro-vocateur

Si Verdi et avant lui Shakespeare qui donna naissance à Sir John Falstaff avaient su être provocateurs, c’est par un geste qui résonne d’ailleurs toujours de nos jours. Falstaff est un être paradoxal : satisfait et “bouffi” de certitudes mais fier de ses rondeurs et convaincu de ses pouvoirs de séduction (il ne se laisse donc pas abattre par le “fat-shaming”, et ce n’est pas pour qui il est mais pour ce qu’il fait qu’il aura à en cuire). Il vient même à en jouer, par sa maladresse naïve très soulignée dans cette mise en scène qui le montre particulièrement victime de la réponse cruelle des femmes. Dans sa note d’intention, Denis Podalydès, secondé par Éric Ruf, le lit au travers du Falstaff incarné jadis par Orson Welles, un « ogre », raffiné et monstrueux, une figure de l’hybris, l’excès perpétuel, un trublion social mais en même temps, le sel de la terre, celui qui, selon ses propres mots dans le livret, « par son esprit stimule celui des autres ». Une force vitale donc, grotesque et sublime, agaçant et touchant, malgré tout. D’autant plus que la mise en scène est ici inscrite dans un hôpital, « lieu de la mort », s’opposant à cette comédie humaine où Falstaff serait un ferment de vie. Les costumes de Christian Lacroix habillent les personnages de cet hôpital mais sans non plus faire surchauffer les Cartes Vitales : ils apportent quelque vitalité par des touches de couleur dans cet univers froid. Mais l’exercice est limité par l’imagerie médicale assez peu propice à la fantaisie. Les éclairages de Bertrand Couderc, font également de leur mieux pour tenter de colorer un peu cet univers de vide glacial.

la « langue de Shakespeare » parle d’elle-même avec la métamorphose d’Orson Welles

C’est la direction d’acteurs qui sait insuffler à tous l’énergie et le rythme de la comédie. Aucun brouhaha scénique même dans la foule des choristes présents, tout est enlevé, alerte et enjoué, avec une lisibilité sonore et visuelle constante (la patte de la Comédie Française, de la mécanique de Feydeau et des apartés de Molière est ici évidente) !

La clinique Falstaff : une équipe entière dévouée à vos bons soins (© Simon Gosselin)
“Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule”

Poussant lui aussi (mais bien involontairement) le paradoxe, Tassis Christoyannis s’étant blessé entre deux reprises de cette tournée, il ne peut donc réincarner ce rôle dans cet hôpital… Elia Fabbian fait plus que le remplacer et il colle parfaitement au propos, déployant une santé vocale réjouissante, celle d’un homme vigoureux et bravache, séduisant dès le départ et sans plus arrêter, sans cesse en mouvement vocal et physique jusqu’à danser, râler, gronder. Son baryton solide se déploie, ample, aisé, brillant et parfaitement projeté du grave à l’aigu. Tel l’albatros de Baudelaire, il fait de la gêne physique du personnage l’outil d’un envol sublime vers la poésie artistique, du jeu et du chant.

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Point par point, voix par voix, voie par voie

Les solistes auront tous fait montre d’un engagement théâtral sans faille, n’hésitant pas à renoncer au joli son pour seconder la représentation efficace des situations. Luca Lombardo en Dr. Caïus, finalement seul véritable “barbon” de cette œuvre, adapte à la veulerie du personnage une petite voix de ténor, séduisante et souvent couverte. Tout autre ténor vocalement (là encore, les paradoxes qui servent les provocations s’étendent au registre vocal), Loïc Félix en Bardolfo sert le maître provocateur avec force provocations, de son chant hilarant, et terriblement efficace scéniquement. Damien Pass en fait de même en Pistola, dans le grand écart entre ses mimiques et une voix très chaleureuse.

Le jeune couple amoureux est rendu fort peu attirant (donc attiré), Fenton étant caractérisé en ado incertain, auquel Kevin Amiel​ offre nonobstant sa voix de ténor de caractère, étendue mais qui perd de ses couleurs lorsque les intensités augmentent et lorsque la ligne s’élève, en voix mixte. Clara Guillon campe avec délices Nannetta en jeune première, d’une voix claire et fruitée quand il le faut, et elle possède des aigus oniriques (mais elle sait poitriner), avec des tenues animées d’un vibrato qui bat comme le cœur ému de la jeune fille amoureuse (aussi piquante et espiègle qu’avisée et solide pour dominer Fenton).

Les Joyeuses Commères de Windsor sont ici infirmières. Meg Page est chantée par Julie Robard-Gendre qui possède un mezzo efficace mais assez sage. Une étendue bien mesurée avec de beaux graves au service d’un rôle assez effacé.

La Miss Quickly de Silvia Beltrami se montre extraordinaire tant scéniquement que vocalement : alliant prononciation parfaite et très théâtrale pour incarner l’entremetteuse mimant l’innocence tout en se jouant d’autrui, avec son mezzo-soprano rond, sonore, parfaitement projeté, vers un bel aigu et des graves sombres.

Alice Ford est confiée à Gabrielle Philiponet à l’étendue lyrique de son soprano doté d’un aigu flamboyant qui illumine les ensembles, et d’un grave mixé ou poitriné très solide. Son mari (père de Nannetta) reçoit de Gezim Myshketa conviction et autorité, en archétype du jaloux vindicatif et revanchard. Il allie au jeu, une stature physique et vocale avec souplesse, pour incarner les ridicules comme les moments de sincère douleur, l’amplitude vocale paternelle tout en malmenant volontairement les fins de phrases. 

Clara Guillon plonge elle aussi dans les affres de la folie (© Simon Gosselin)
Métamorphoses

Falstaff est finalement anesthésié, ce qui permet (aussi dans la logique de cette histoire), d’expliquer la scène en forêt comme une hallucination, mais également de lui faire subir une intervention chirurgicale : il est sorti de sa peau d’homme obèse. Ultime provocation, il ne devient ni gentil, ni méchant, mais simplement philosophe d’un monde qui reste toujours aussi instable en se joignant à la « morale » de cette histoire : le monde et les humains restent une farce, quels qu’en soient les oripeaux.

Falstaff aura ainsi littéralement changé de peau, comme l’opéra grâce à Verdi, cette “mue” cédant la place à d’autres chants : celui de Puccini, qui crée sa Manon Lescaut le même mois et porte cette prose musicale à des sommets opératiques.

Le public aura salué avec ferveur ce spectacle généreux, vivifiant et qui donne à penser.

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