COMPTE RENDU – Les chanteurs et musiciens de l’Académie de l’Opéra de Paris présentent à la MC93 de Bobigny des extraits de Street Scene de Kurt Weill. Une œuvre qui mêle les genres et les atmosphères, et tire à plus d’un titre vers le cinéma et un film qui verra le jour quelques années plus tard : « Fenêtre sur cour ».
Si l’on vous parle d’une journée de canicule en plein New-York ; d’un immeuble aux fenêtres ouvertes : on s’interpelle, on s’observe, on se juge, et voilà que dans l’appartement d’à côté, un homme tue sa femme. Fenêtre sur cour ! répondrez-vous. Eh bien non : c’est Street Scene, c’est Kurt Weill, mais c’est au moins aussi bien qu’un Hitchcock.
Fenêtre sur cour, et jardin
C’est à la MC93 à Bobigny que se produisent les chanteurs et musiciens de l’Académie de l’Opéra de Paris, rejoints par quelques solistes et par l’ensemble Ostinato. Quelques scènes et personnages supprimés (ou condensés) n’enlèvent rien à la fluidité du spectacle ni à sa force dramatique ; mais représenter cet opéra sans décors était une autre histoire, dont le metteur en scène Ted Huffman se tire fort bien.
Avec son dispositif bifrontal, où l’orchestre est placé au centre, le plateau ne permet pas d’ériger un immeuble. Mais qu’à cela ne tienne : c’est le spectateur qui occupe une position de voyeur, comme s’il ouvrait une fenêtre sur l’histoire. Avec une vue en plongée sur les personnages et, pour les premiers rangs, une position au plus près des chanteurs, le spectacle est immersif sans que le quatrième mur ne soit totalement brisé : c’est du théâtre qui emprunte au cinéma, avec ses acteurs qui évoluent sans être piégés par le face public, et que l’on peut voir sous tous les angles. Sans oublier le plaisir du spectateur à se la jouer James Stewart, immobilisé dans un fauteuil, et faisant irruption dans la vie de ses voisins d’un soir.
L’absence de décor ne pèse donc pas sur le spectacle, qui fonctionne comme des instantanés de vie. Les caractères des personnages suffisent à tenir l’attention du public –attentif, silencieux, réactif, et visiblement enthousiasmé par la musique de Weill autant que par l’action qui se déroule sous ses yeux. Enfin, lorsque le drame arrive (le féminicide de Mrs Maurrant), un simple jeu de lumières parvient à l’illustrer : avec de grands flash lumineux rouge sang, c’est du Hitchcock toujours, mais le Hitchcock de Pas de printemps pour Marnie.
« I tried to be like Grace Kelly »
En captant des moments de vie, Ted Huffman ne cherche pas à rendre ses personnages glamour, contrairement au maître du suspense. Il y a bien Mrs Jones qui, avec ses cheveux blonds et sa mise en plis, tenterait de ressembler à Grace Kelly ; pour les autres, ils sont pris tels qu’ils sont. L’esthétisme vocal est en revanche bien présent, et chez tous les interprètes. L’usage de micros ne permet certes pas de juger au mieux des voix lyriques. Mais on entend chez Margarita Polonskaya une profondeur de timbre, une rondeur, un ancrage qui en font une très belle Mrs Maurrant. C’est à elle que reviennent les pages les plus opératiques de l’œuvre, quasi pucciniennes, et la soprano les interprète formidablement. Teona Todua se distingue également, dans le rôle de Rose, par une voix dense mais délicate. Elle signe une fin émouvante face au Mr Maurrant d’Ihor Mostovoi, très menaçant, mais sans tomber dans la caricature : c’est la normalité apparente du personnage qui rend l’histoire tragique, et le baryton y trouve le juste équilibre. En jeune amoureux, Kevin Punnackal est un Sam à la voix un peu appuyée, mais au très beau timbre. On remarque également la prestation de Francesco Lucii, qui ne manque pas d’abattage théâtral en Mr Fiorentino, et celle du trio de commères Mrs Jones/Mrs Olsen/Mrs Fiorentino, interprétées par Seray Pinar, Cornelia Oncioiu et Sima Ouahman, dont les voix se mêlent particulièrement bien dans les premières pages de l’œuvre.
Mais la partition de Kurt Weill n’est pas tout entière tournée vers le drame, au contraire : avant les soupçons, les sueurs froides et la psychose, il livre des pages extrêmement lumineuses et jazz. Tout d’abord le « Wouldn’t you like to be on Broadway? », merveilleusement interprété par Jeremy Weiss, qui semble rompu au style du musical, puis le « Moon-faced, starry-eyed » chanté et dansé par Lindsay Atherton et Robson Broad, qui impressionnent par leurs prouesses chorégraphiques.
La BO d’une vie
Se déroulant de manière quasi continue, à l’exception de quelques moments dialogués, la partition de Weill se présente comme la bande originale d’un quartier, avec ses joies simples, ses grands élans sentimentaux, ses petits tracas et ses grands malheurs. Dans la fosse, les musiciens de l’Académie de l’Opéra de Paris et de l’orchestre Ostinato font particulièrement leur effet lorsque la musique regarde vers le jazz : c’est dans ces scènes que l’ensemble prend véritablement du corps, et capte l’énergie théâtrale qui lui sert ensuite dans les moments tragiques de l’œuvre. Car lorsqu’il s’agit de drame, Kurt Weill est autant à son affaire qu’un Franz Waxman ou qu’un Bernard Herrmann – l’expérience opératique en plus.
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Si les ensembles du premier acte, où tous les solistes sont équipés de micros, avaient tendance à écraser les musiciens, la cheffe Yshani Perinpanayagam rétablit ensuite l’équilibre. Elle mène ses effectifs avec une vision claire et soutenue, vivante, mouvante. Pas d’effets spéciaux dans sa direction, mais une grande profondeur de champ, jouant avec les reliefs des vents et des cuivres ; jusqu’à la scène finale où, comme chez Hitchcock, la fenêtre sur cour se referme sur la vie qui reprend.