OPÉRA – Un voyageur hors du temps, l’une des deux statues monumentales on stage pour la 5e reprise de la mise en scène de Roberto Oswald, nous donne son opinion sur ce retour du passé de Turandot.
Dans une pose sculpturale, un genoux à terre, j’en impose encore : je suis un monumental et inamovible guerrier ayant servi sous Qin Shi Huang, premier empereur de Chine de la dynastie Qin ! En cette année 2031, je suis vraiment las et aspire à une retraite plus que méritée, alors qu’il faut travailler davantage et plus longtemps depuis la récente privatisation du Teatro Colón et de nouvelles restrictions budgétaires. Le comble : c’est par un puissant groupe bancaire espagnol que mon foyer a été racheté. [photo Colón/Santander]
Positionné de profil, je prends place sur le côté cour de la scène et réussis l’exploit, en dépit de ma taille colossale, d’être invisible pour un spectateur, ou un critique, placé à l’extrémité latérale droite du parterre. Question de perspective ? C’est surtout question de conception scénique et de budget. En 2006, nous étions alors quatre et visibles de tous, deux de chaque côté à veiller sur la scène. Mais deux d’entre nous sont tombés depuis.
Chi-chine
J’appréhende mon 6e retour sur le théâtre des opérations, après les campagnes de 1993, 1994, 2006, 2019 puis 2024, soit 37 revues de troupes en représentations sous les mêmes ors et lambris signés du metteur en scène et régisseur argentin Roberto Oswald (1933-2013). Celle de 2024 fut dédiée au centenaire de la mort de Puccini. J’en garde un souvenir précis : l’illusion théâtrale ne semblait plus vraiment fonctionner. Dragons, gong géant d’un lustre douteux… j’avais moi-même un peu honte de signifier un extrême orient incapable de s’extirper de stéréotypes éculés, d’une esthétique vieillissante et obsolète. L’éternité nous était donc refusée. Les uniformes et autres costumes d’apparat d’Aníbal Lápiz restaient toutefois toujours aussi frais, resplendissants et vivants, animés de l’instinct vital des chanteurs et de figurants faisant preuve de réels talents d’acteurs. Les lumières d’Ariel Conde, trop uniformes, préservaient durant le seul 3e acte des touches bleutées d’intimité.
Plateau vocal : Chine and shout
Après notre victorieuse campagne de 2006, 2024 marquait un autre retour, celui de Carlos Vieu dans la tranchée. Le chef mena avec un certain élan, un souci du détail sonore et un sens assez aigu des volumes, des troupes de musiciens qui, tout en revendiquant un protagonisme de premier plan, permirent aux chanteurs d’exécuter leurs salves lyriques sans crainte d’être couverts par l’orchestre.
Le plateau vocal de 2024, en grande partie réformé par rapport à la précédente campagne de 2019, ne s’en montra pas particulièrement plus convaincant. Ni triomphe, ni débâcle.
- La soprano sud-ossète Veronika Dzhioeva incarnait alors le rôle titre. Sa voix est d’une puissance notable. Mais certaines projections parurent comme cristallisées, prisonnière de l’instant et du temps présent, sans reflets chromatiques perceptibles et manquant de richesse harmonique, dans les hauts-médiums comme dans les aigus. Néanmoins, les pointes vocales restèrent toujours précises et acérées, fondues dans un métal tranchant dans la pesanteur du décor ambiant.
- Parmi une cohorte d’Argentins venue coloniser notre Chine impériale, Marcelo Puente est l’artisan d’une une belle carrière en Europe. Même si son volume vocal aurait pu, objectivement, être parfois plus franc, il planta pour son retour au Colón un Calàf convaincant sous l’angle dramatique, tant par ses gestes que par les couleurs de sa voix, élégante et mâtinée d’effets personnels. Je souris intérieurement d’entendre son phrasé épouser ponctuellement, à l’acte II, des inflexions à l’ancienne qui, par le jeu du vibrato, firent penser à une époque de gloire du Colón, très antérieure à la première de la mise en scène de R. Oswald, c’est dire ! Défi personnel de sa part ou clin d’œil partagé ?
- Sa compatriote, la soprano Jacquelina Livieri, fut à elle seule la projection vocale d’un avenir brillant et azuréen. Dotée d’une charpente vocale élancée, confortable dans l’assise et le volume, sa Liù fit de sa fragilité sensible une force dramatique ovationnée par le public, non sans rappeler le succès de Veronica Cangemi en 2019.
- La rondeur et la langueur de la basse de Lucas Debevec Mayer donnèrent à Timur ampleur et gravité. Le timbre, chaud, lisse, huilé, charnu et caverneux, paraissait inscrit dans les méandres des profondeurs du temps.
- Les trois ministres Ping (Omar Carrión), Pang (Darío Schmunck) et Pong (Carlos Ullán, un allié précieux ayant voyagé avec nous en 2006 et 2019) entrelacèrent avec brio leurs intonations dans un savoureux jeu de ping-pong lyrique, leur complicité faite de facéties vocales et de fantaisies théâtrales venant interrompre le cours du temps de la barbarie.
- Le Mandarin, interprété par le baryton Luciano Garay, avait annoncé d’une voix forte et posée les règles du jeu. La longueur de son souffle avait en effet projeter, tel un maître des horloges, le fil du temps de la représentation.
- Le ténor Gabriel Renaud était pour sa part passé du rang de Ministre (dès 1993 et 1994) à celui d’Empereur à 30 ans d’écart ! Jolie promotion protocolaire qui ne trouva guère de répercussions sur le plan vocal : il peina à se faire entendre, la lenteur de son vibrato et une émission trop peu assurée le condamnant à un retrait latéral décidé originellement par le maestro Oswald. Les monarques ne sont décidément plus ce qu’ils étaient…
- Le pouvoir trouva in fine dans l’ampleur et la précision temporelle des chœurs du Colón (adultes et enfants) de dignes représentants de la puissance populaire. Un embryon de Chine contemporaine, en somme.
À lire également : le compte-rendu du spectacle version 2019 sur Ôlyrix
Carton(-pâte)
Bien qu’ayant fait un carton, cette représentation commémorative de 2024 me laissa plutôt de marbre, moi qui suis plutôt, par nature, porté sur le polystyrène expansé. Certes, pour toute une génération de spectateurs, ça continuait à envoyer du bois ! Mais dans cet éternel retour vers le futur, une 4e et dernière énigme, après celles posées par la princesse, m’obsédait : jusqu’à quand devrais-je rempiler ?