DISQUE – Connue pour ses régulières incarnations de rôles belcantistes, la soprano australienne Jessica Pratt s’offre plus qu’un petit délire en sortant l’album baptisé…«Delirio» (ed.Tancredi). Elle propose là un authentique récital d’acrobaties vocales dont le fil rouge n’est autre que la folie. De quoi finir par entendre une…et même des voix. Amateurs de sensations ne pas s’abstenir !
Suivre ses voix
Un album pour suivre sa voie. Car pour elle, le Bel Canto n’est rien d’autre qu’un « style de vie ». Comme une seconde peau, en somme, la poussant à se muer en héroïne d’opéra même lorsqu’il ne s’agit que de chantonner à la maison pantoufles aux pieds. Alors, quoi de plus normal que de voir Jessica Pratt proposer un album consacré aux plus grands airs de cet âge d’or de l’art lyrique où importait avant tout d’avoir de la voix. Et nul ne sait d’ailleurs si elle en a entendu, des voix, pour avoir une telle idée, mais c’est bien avec des grands airs de « délire » que la soprano australienne nourrit cet album dont la couverture ne rappelle rien d’autre que l’affiche de l’Orange Mécanique de Kubrick, les traits féminins (et le sang !) en plus.
Des voix, c’est bien cela, aussi, qui finit par habiter ces femmes « jeunes et naïves, qui ont toutes un jour été quittées par leur amoureux au point d’en développer une altérité mentale ou un état de folie », comme l’explique la note d’intention d’un livret fort fourni. Livret nanti d’images de la soprano posant façon Game Of Thrones ou The Witcher, c’est selon, et où se trouvent justifiés chacun des choix d’airs ici opérés, tous interprétés dans leur continuité et dans leur tonalité originale. De Donizetti, voici ainsi « Il Dolce Suono » d’une Lucia di Lamermoor rongée de n’avoir pu aimer son Edgardo, l’acrobatique « Ah ! di Contento » d’une Emilia Di Liverpool bouleversée par le retour d’un amant qu’elle croyait disparu, ou encore le « No, non è ver mentirono » d’une Linda folle d’avoir été reniée par son père et son amant. De Bellini, il y a là Elvira d’I Puritani et sa grande scène de démence de l’acte II (« Qui la voce… »), mais aussi bien sûr La Sonnambula, chantant son amour pour Elvino en plein sommeil (« Ah ! Non credea mirarti »).
Etat second au premier plan
Autant d’œuvres et d’airs pour rester en bonne voie, donc, celle de la folie pure, de l’égarement face au tourment, d’une colère intérieure rongeant des héroïnes devant relever sur scène un double défi : celui de paraître dans un état second tout en usant d’une voix dont l’expressivité soit en revanche de premier plan. Bien sûr, car l’on est ici au disque, Jessica Pratt ne peut que s’attacher au second défi, mais celui-ci est relevé haut la main dans cet album où l’art si singulier du belcantisme est poussé à son paroxysme.
Car tout dans la voix de la soprano concourt à captiver et à aimanter l’oreille d’un bout à l’autre de chacun de ces airs de bravoure qui n’appelle que des brava : une voix toujours expressive, capable de mezzo voce de velours comme de suraigus surpuissants, le tout tissé sur le fil d’une ligne de chant d’une remarquable homogénéité et au vibrato généreux. D’un album comme un opéra d’où ne subsisteraient que les passages les plus intenses, avec ce choix fort cohérent de ne retenir « que » cinq œuvres pour mieux y étirer sur la longueur les airs emblématiques, l’on retient tout particulièrement cette Lucia si énergiquement incarnée, avec cet harmonica de verre évanescent venant contraster avec un contre-fa majestueux après un quart d’heure d’une funeste crise de démence.
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Quelle voix, donc, pareillement homogène, sensible et percutante d’un bout à l’autre d’un album où se font aussi entendre le mezzo charnu de Ana Victoria Pitts, la basse solide d’Adriano Gramigni ou encore le noble baryton de Jungmin Kim. Et puis il y a cet impeccable Orchestre et Chœur du Maggio Musicale Fiorentino qui, sous la baguette de Riccardo Frizza, se fait accompagnateur minutieux autant que protagoniste à part entière des intrigues qui ne nouent piste après piste, le tout bénéficiant d’une qualité d’enregistrement venant donner leur juste relief à chacune des atmosphères sonores (sans qu’il ne faille tendre l’oreille outre mesure lors des passages pianissimo).
Des incarnations à en rester sans voix, donc, contrairement à une artiste qui prouve là qu’elle est définitivement une ambassadrice hors pair du bel canto, en même temps qu’une digne égérie pour cinéastes à la Kubrick.
C’est pour qui ?
- Les amateurs d’opéra dans tout ce qu’il a de plus passionnel et ensorcelant.
- Pour ceux qui cherchent un album d’opéra où l’on passe par toutes les émotions : l’amour, la tendresse, le déchirement, et soudain l’orage.
- Pour ceux qui pensaient que leur colère au volant face à un cycliste imprudent, l’autre jour, était une vraie colère.
Pourquoi on aime ?
- Car on découvre là des airs d’opéras méconnus, tels Linda di Chamonix et Emilia di Liverpool.
- Parce qu’on aime l’opéra, que l’opéra c’est le beau chant…et que le beau chant, c’est le bel canto
- Parce que ce n’est pas tous les jours que l’on peut être pris en flagrant délire sans risquer autre chose qu’en redemander encore et encore.