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Alexandra Lacroix : « garder ce qui fait ma force »

ENTRETIEN – Comment faire de l’Opéra en 2024 ? Est-ce qu’on doit choisir entre la tradition et la modernité ? Comment réunir et faire dialoguer les publics autour de thèmes universels aussi bien qu’engagés ? Ces questions sont au cœur du travail d’Alexandra Lacroix, qui travaille depuis 20 ans à mettre l’Opéra au diapason de notre époque. La voilà nommée (à l’unanimité s’il vous plaît !) à la tête d’Angers Nantes Opéra, une des grandes maisons françaises. Parce que ce genre de nouvelle agite le monde lyrique, on a décroché notre téléphone pour en savoir plus…

C’est pas si souvent qu’on place une metteuse en scène à la tête d’une maison d’opéra. Qu’est-ce que ça implique pour vous ?

C’est avant tout pour mon expérience de directrice de compagnie et mon projet pour Angers Nantes Opéra que j’ai été désignée. Je prends aussi comme un signe positif d’avoir été valorisée comme artiste, j’essayerai d’en faire un véritable atout d’incarnation et de direction. Je suis consciente que je dois réduire mon activité artistique pour me mettre au service de la maison, ce qui ne me dérange pas en soi car cela apporte d’autres satisfactions et challenges tout aussi passionnants.

Vous avez déjà beaucoup fait…

Oui c’est sûr ! C’est pourquoi je me lance avec enthousiasme dans cette nouvelle responsabilité, avec l’enjeu de ne pas perdre ce que je suis, ce qui fait ma force.

À savoir ? Quelle est la méthode « Lacroix » pour diriger des équipes ?

Je pense souvent à ce nom « Lacroix » : l’intersection entre verticalité et horizontalité, avec un point équilibre qui, si on le déplace fait s’effondrer l’ouvrage. C’est une image que je garde en moi un peu tout le temps.  

Pour moi, on ne fait rien si on fonctionne de façon trop verticale ou autoritaire. Je souhaite créer une relation aux équipes qui soit fédérée autour du projet artistique, parce qu’il faut embarquer les gens pour que ça marche !  J’envisage la direction d’une maison comme je le fais pour tout spectacle : en faisant de notre travail une expérience commune qui a sa dramaturgie propre, son récit. 

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Quand on travaille depuis longtemps dans une maison, on peut avoir besoin d’un souffle nouveau. Je ne nierai pour autant pas l’existant, les réussites de mes prédécesseurs et des équipes, je passerai beaucoup de temps en observation. C’est ma méthode depuis le début, en concertation avec les forces du territoire, à la fois extérieures et intérieures à la maison : avoir une pensée forte, mais aussi l’éprouver avec les gens qui sont là.

Quel message porte votre nomination ? On vous sait engagée sur des thématiques contemporaines.

Il y a un tel clivage dans notre société, une telle fracture sur certains sujets, que je pense qu’il faut d’abord qu’on soit unis à notre endroit, que l’on se rappelle la passion commune que l’on défend : l’art et la musique. Il est certain que mon travail artistique est assez identifiable dans son esthétique et ses approches, c’est un point de vue parmi d’autres. Je ne me place pas à l’endroit de la lutte entre progressistes et conservateurs. Je suis une artiste, c’est-à-dire que je propose une perspective sur les œuvres, je me pose en miroir de ce qui se passe aujourd’hui dans notre société et je cherche une façon émotionnelle et esthétique de transcender, de valoriser, de questionner. Certains peuvent regarder un peu plus vers le passé que vers le futur, j’essaye de me concentrer sur le présent, avec l’envie de faire résonner notre patrimoine aujourd’hui, le répertoire et la création de façon complémentaire et conciliable.

Le féminicide, dans Carmen cour d’assises, mis en scène par Alexandra Lacroix © Pascal Gély

Un amour à partager ?

Oui c’est avant tout pour le public, tous les publics que l’on s’engage. Personnellement, j’essaye de ne pas penser « renouvellement du public », comme si d’un coup toute une part des gens devait disparaître ou s’effacer. Angers-Nantes Opéra a de bons taux de remplissage, alors je préfère parler d’ouverture, c’est-à-dire de faire en sorte que notre musique puisse concerner tout le monde, s’ouvrir tout en gardant une exigence qui permette des révélations artistiques. Car, oui l’Opéra doit se placer au service du public, mais il ne doit jamais se rabaisser, ni perdre sa puissance d’évocation. Il y a une chose qu’on ne mesure pas assez, c’est combien la musique a une force et un pouvoir vibratoire qui nous remuent et qui peuvent bouleverser des vies.

Alors comment on fait pour ouvrir ?

J’ai une confiance absolue dans la puissance de la musique comme phénomène épidermique, et partant de là je m’attache à ne pas la présenter de façon trop codifiée, pédagogique ou historique, même si on pourrait parler longtemps de ce dernier mot… À chaque fois que je présente une œuvre, je me pose la question de sa réception à son époque. En faisant ça, on se rend compte que certaines ont généré des scandales, d’autres ont fait mouche tout de suite, et d’autres encore ont créé une résistance avant de susciter l’adhésion. Je pense aussi qu’il faut donner du temps, accepter un temps de digestion qui n’est pas instantané.

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Mais on ne peut pas se contenter de ça, en disant « venez voir notre travail et vous saurez». Il faut induire un double mouvement, aller vers les publics, incarner auprès d’eux ce en quoi on croit. Il y a du temps disponible en amont pour ça, par la préparation, la communication, la médiation. Ça passe par des actions de territoire, des bords plateaux, des conférences et des rencontres, pour accompagner le public vers les spectacles. Si on ne prend pas ce temps de réflexion commune, on peut créer au lieu de chocs artistiques des rejets ou de l’indifférence.

Le procès de Don José, dans Carmen cour d’assises, mis en scène par Alexandra Lacroix © Pascal Gély.

En tant qu’artiste, il faut accepter que le public vienne avec un bagage (culturel, biographique ou simplement l’humeur du moment), et ce que je fais par exemple dans mon travail de mise en scène c’est de ménager des démarrages de spectacles qui donnent l’occasion au public de déposer ce bagage, pour se mettre au diapason et entrer dans l’œuvre.

On parle de pédagogie, de conférences et de rencontre autour de choix artistiques établis, mais est-il possible que ces choix en eux-mêmes induisent une ouverture ?

Je commencerai par un exemple : un triptyque sur les passions de Bach à Paris il y a quelques années. Le premier opus se passait dans le théâtre à l’italienne de l’Athénée, le deuxième au Carreau du Temple qui est un lieu pluridisciplinaire, et le troisième à Mains-d’Œuvres, un tiers-lieu culturel et citoyen aux Portes de Paris. Et que s’est-il passé ? Les gens sont venus voir le premier, et en changeant de lieu, nous avons pu ramener à chaque fois des gens différents tout en conservant une part du public précédent. Et la vraie réussite est qu’à Saint-Ouen on a vu des publics très contrastés se croiser. Donc oui, les artistes eux-mêmes ont le pouvoir de déplacer leur regard, et d’emmener le public avec eux. Aussi, j’ai proposé dans mon projet pour Angers Nantes Opéra des collaborations avec les autres lieux culturels des deux agglomérations pour que nos programmations et nos publics se croisent et se rencontrent. Une ouverture internationale aussi. Et puis, vous avez raison, le choix des œuvres et des équipes artistiques peuvent favoriser l’ouverture, mais il est encore trop tôt pour annoncer ce que je vais programmer…

Le voile, par Alexandra Lacroix dans le Belboul de Massenet © Pascal Gély
Les artistes sont au cœur de votre projet si on comprend bien.

Oui et notamment au sein de la maison. J’ai proposé qu’on intègre par exemple deux collectifs d’artistes qui seraient là pendant deux ans et qui sont composés de gens qui viennent du pluridisciplinaire : une équipe d’artistes locaux, et une qui travaille à l’échelle européenne. Ils auront une mission de recherche artistique notamment auprès des forces permanentes mais aussi de territoire, en étant présents sur le long terme. Ça j’y crois beaucoup.

© Pierre-Emmanuel Havette

Aussi pour ouvrir les perspectives, j’ai proposé un comité scientifique de chercheurs des universités d’Angers et de Nantes, de spécialités très variées, et qui vont donner leur regard sur ce qui se passe dans notre programmation, pour la questionner sur des champs extérieurs à la musique. Alors oui, il y aura des musicologues, mais pas que ! C’est pour moi un endroit de médiation nouveau. 

Que va devenir votre compagnie MPDA ? Vous allez l’associer à Angers Nantes Opéra, ou passer la main ?

La compagnie va poursuivre ses activités en allant au bout de ses engagements, indépendamment, puis se mettra en veille après 20 ans de travail collectif. On a apporté quelque chose qui n’existait pas à cet endroit, et donc forcément en avançant sur une pratique comme ça j’ai développé des protocoles, une méthode que ce collectif d’artistes maîtrise. Ce travail est là, profondément ancré en chacune et chacun de nous. Aussi, il va survivre et se transmettre autrement, nous devrons nous renouveler et mettre cette expérience au service de nouvelles dynamiques.

On espère que ça vaudra le coup !

On va tout faire pour, oui ! Pour moi c’est un symbole fort d’arriver là, dans une maison qui représente deux territoires, deux villes qui coopèrent beaucoup, avec beaucoup de choses possibles. Il y a ce lien précieux avec l’Opéra de Rennes aussi. C’est très beau ! Et puis il y a une chose à souligner, c’est que les collectivités ont augmenté leurs subventions ! C’est un vrai gage de confiance des tutelles envers l’opéra, qui a été décidé justement pour rééquilibrer les baisses de marge artistique de ces dernières années. Un autre signe qui me motive et qui m’engage.

Alors, au travail ?

Oui, au travail, et avec joie !

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