L’Uomo Femina : opéra déconstruit

OPÉRA – Dans une production de l’Opéra de Dijon et une coproduction du théâtre de Caen, de L’Opéra royal/Château de Versailles Spectacle et du Poème Harmonique, ce dernier, sous la direction de Vincent Dumestre, nous dévoile L’Uomo Femina, un opéra-bouffe de Baldassare Galuppi, à travers une mise en scène d’Agnès Jaoui.

Créé en 1762 au Teatro San Moisè de Venise, l’opéra L’Uomo femina (L’Homme femme) de Baldassare Galuppi était tombé dans l’oubli avant qu’un universitaire, Jean François Lattarico, ne le redécouvre il y a une vingtaine d’années, à Lisbonne, au palais de Notre-Dame d’Ajuda.

Le livret du dramaturge et romancier Pietro Chiari offre une inversion des rôles sociaux dont le XVIIIe siècle littéraire était friand. Dans des temps anciens et indéterminés, sur une île – espace qui évoque ces lieux sans attaches que décrivaient les utopistes –, dirigée par les femmes auxquelles les hommes sont soumis, viennent de s’échouer un maître et son valet, Roberto et Giannino, issus, quant à eux, de notre monde patriarchal et machiste. Découverts et sauvés par deux chasseresses (la ministre Ramira et la Dame de cour Cassandra) ces deux hommes, qui partagent curieusement avec les femmes les traits que nous associons couramment à la virilité, deviennent l’occasion de bouleversements et de transformations socio-politique qui s’effectueront sur le fond du comique de la concurrence et des disputes amoureuses, symbolisant les revendications des sujettes face à la princesse de l’île, Cretidea, qui se voit contester le pouvoir de s’approprier tous les hommes sans laisser aucun droit aux femmes de sa cour. 

Détourner le regard

Si le sens premier du livret, qui peut d’abord se lire comme une satire de la monarchie absolue, est indéniablement politique, il a une résonnance toute particulière avec les préoccupations de notre époque. En effet, en se donnant pour thème l’inversion sexuelle – qui était déjà celui d’un autre opéra de Galuppi, composé en 1750 sur un livret de Carlo Goldoni, Il Mondo alla roversa – cette fable musicale de L’Uomo femina fait étonnamment écho à la nécessité de placer au centre de nos réflexions et débats d’aujourd’hui l’inégalité entre les femmes et les hommes. Et la force de la mise en scène d’Agnès Jaoui est précisément d’avoir repensé les rapports entre la dimension politique et ce thème de la division des sexes de telle sorte que, dans cette version contemporaine, la question de la domination se trouve posée dans une orientation résolument féministe, faisant ainsi du ressort initialement comique, le véritable sujet sérieux de cet opéra-bouffe. Dit autrement, cette mise en scène réussit à resituer la dimension politique du propos dans la force autodérisoire du rire. 

© Mirco Magliocca
Hommes, femmes : dévoilés !

La cinéaste qui, après Tosca en 2019, signe ici sa deuxième mise en scène d’opéra, joue constamment avec nos préjugés masculinistes. Certes, les décors d’Alban Ho Van sont fidèles aux indications du livret qui exige que l’intrigue se déroule dans le palais de Cretidea et que se distingue bien la chambre où les hommes s’apprêtent. Par ailleurs, en spatialisant la scène sur plusieurs niveaux et en l’ouvrant l’évocation d’un paysage lointain, produit la sensation à la fois de profondeur et d’isolement qui évoque bien la situation insulaire. Mais le choix d’Agnès Jaoui de transposer ce palais royal dans un univers oriental offre à ce décor une dimension supplémentaire qui nous invite à la réflexion : donner le pouvoir aux femmes à travers l’évocation de ce monde où les préjugés occidentaux les imagineraient les plus soumises.

© Mirco Magliocca

Le tout en imposant aux hommes, non pas, comme le proposerait peut-être une mise en scène jusqu’au-boutiste, un voile intégral, mais des robes serrées, des jupes courtes et des cuissardes à talons qui entravent leur mouvement. Pierre-Jean Larroque les a conçues en contraste avec la liberté des tenues des femmes pantalonnées mixant les soieries d’ancien régime avec les cuirasses et les grèves de soldats romains. Un renversement qui a non seulement pour effet de nous rappeler que la domination masculine n’a pas de frontière, mais également que ce caractère masculin que l’on prête au femmes de l’île peut également faire écho au charisme bel et bien féminin des habitantes des sociétés orientales et méridionales. 

Déconstruction baroque

Ce jeu de contraste peut également se retrouver dans le décalage voulu entre les rôles, les incarnations scéniques et les voix, entre les gestes, les mouvements et les prestations.

  • Le personnage de Gelsomino, favori narcissique et superficiel de Cretidea, est interprété par Anas Séguin, dont le corps athlétique et la voix de baryton éclatante dans les notes aigues et puissante dans les plus graves dès lors qu’elles sont bien accrochées, contrastent radicalement avec son personnage très maniéré.
  • Eva Zaïcik qui incarne la princesse Critedea déploie une voix souple, ronde, chaude, traduisant un grand sens de la mélodie et s’inscrivant, par là même, dans un jeu d’opposition avec son rôle de despote sans merci.
  • L’opposition toute baroque sera encore très forte entre, d’une part, l’apparence et le jeu de Giannino, interprété par François Rougier, dont la puissance comique, notamment après son travestissement, provoque, du reste, les rires les plus sonores de la salle, et, d’autre part, sa voix de ténor barytonnal, ample et égale, aux aigus vibrants et larges, et aux graves profonds et tout aussi sonores.
  • L’interprétation de Ramira par la mezzo-soprano Lucile Richardot est également très convaincante : sa voix sombre et puissante, parfaitement projetée et à la diction irréprochable qui sert l’intelligibilité du texte, exprime avec naturel une androgynie qui exalte ce jeu baroque des contrastes.
  • La voix claire, bien articulée et au placement impeccable de la mezzo-soprano Victoire Bunel qui peut, quant à elle, donner l’impression d’être légèrement voilée, se révèle assez vite être à l’image de la vulnérabilité de son personnage, Cassandra.
  • Parallèlement, comme en miroir, on retrouve l’expression de cette fragilité et de cette humanité dans l’interprétation de Roberto par le baryton Victor Sicard, dont la voix chaude et vibrante dans son médium, sombre et profonde dans ses graves, se montre cependant un peu resserrée dans les aigus dont le vibrato plus court ne permet pas la même projection.

Ces deux personnages, moins contrastés, ont au fond des rôles analogues : ce sont les deux seuls qui s’opposeront frontalement au pouvoir de Cretidea. On peut alors légitimement penser qu’il s’est agi de les rendre plus réalistes que les autres et qu’ainsi cette distribution a été pensée d’un bout à l’autre avec justesse et selon une idée très claire.

Orchestre aux petits soins
© Mirco Magliocca

À l’instar de la mise en scène qui, en chorégraphiant et mettant ainsi en espace l’intrigue au-delà des paroles chantées, réussit à donner une dimension suffisante aux renversements dramatiques qui sont très resserrés dans le livret, le Poème Harmonique déploie son interprétation de la partition de Galuppi sur l’ensemble de la palette d’expressivité, avec largeur et générosité. Les tempi sont retenus pour laisser toute leur place aux nuances que la baguette de Vincent Dumestre accompagne de ses gestes éloquents. Ce tact s’illustre encore dans l’attention qui est accordée à chaque instrument, auquel le chef s’adresse distinctement. Ce qui se retrouve sans surprise dans la façon d’accompagner les chanteurs et les chanteuses. Même lorsque ces derniers chantent en chœur, on peut noter la précision de l’accompagnement musical ainsi que des dialogues entre les cellules mélodiques des cordes et les paroles chantées. Fait saisissant : on ne parvient plus à différencier les voix humaines et musicales, tant il en ressort une forte impression d’unité. Ce tact de l’orchestre se retrouve encore singulièrement dans l’accompagnement des airs des solistes. Aussi, lorsque la mandoline d’Alon Sariel accompagne Roberto dans ses airs, elle fait montre d’une attention et d’un soin que l’on pourrait attendre d’un continuo (on ne sera d’ailleurs pas surpris de découvrir qu’Alon Sariel est également théorbiste). 

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Ce spectacle total rencontre un vif succès. Le public caennais, dont on sait le goût bien ancré pour la musique baroque, signifie son enthousiasme par ses rires éclatants ainsi que ses applaudissements nourris, non seulement après chaque air, mais également au moment du salut des artistes qui voient une franche partie de l’assemblée se lever pour les acclamer. 

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