JAZZ – Vingt-cinq ans après le décès de Moondog, le centre culturel Flagey convie son public à un nécessaire retour au génie « Viking de la 6e Avenue ».
« Je suis un observateur de la vie, un non-participant qui ne prend aucun parti. Je suis dans la société régimentée, mais je n’en fais pas partie. »
Moondog (1964)
Outside the box
Conçue en deux volets, la soirée débute par une conférence d’Amaury Cornut accompagnée de projections d’archives dédiées au maître énigmatique. Elle se conclut par une interprétation intégrale de l’album éponyme de 1969, suivie d’une sélection issue du répertoire symphonique de Moondog, interprétée par le Brussels Philharmonic sous la direction fidèle de George Jackson et une interprétation plus libre de l’ensemble de jazz III Considered.
Moondog : chienne de vie
Louis Thomas Hardin (1916-1999) est né au Kansas dans une famille épiscopalienne, fils d’une mère professeure d’orgue et d’un père prêtre évangéliste. Il déménage avec ce dernier dans le Wyoming, où il découvre dès son jeune âge les danses du soleil des Arapaho ainsi que les percussions réalisées sur des tambours en peau de bison. Profondément marqué par la tradition amérindienne des États-Unis et par les cultures autochtones du Canada, son parcours prend un tournant dramatique à 16 ans lorsqu’il perd la vue en manipulant un bâton de dynamite. Cette tragédie le plonge dans un abîme spirituel, marqué par une perte de foi dont seule la musique parviendra à le sortir.
Master of minimalists
Nourri par la philosophie et inspiré par les grands compositeurs, le jeune autodidacte s’installe à New York où, grâces à ses rencontres, il tisse des liens d’amitié avec les grands Leonard Bernstein et Arturo Toscanini, ainsi que les jazzmen Charlie Parker, Charles Mingus, Benny Goodman, Brubeck, Duke Ellington… Quelques temps plus tard, le jeune étudiant Philip Glass rencontre « le fondateur du minimaliste» et l’invitera à vivre chez lui pendant un an avant de lui présenter Steve Reich et Terry Riley.
Moondog est surnommé le Viking de la 6e Rue (lieu de positionnement stratégique), reconnaissable à sa longue barbe et à son allure mystique de druide. Arpentant les rues de New York parmi les travailleurs en col blanc, le personnage étonne, cantonné au rôle de clochard par les désintéressés.
Passionné par la culture nordique, il découvre, à son grand désarroi, lors d’une visite d’exposition historique quarante ans plus tard, que les Vikings ne portaient en réalité jamais de casques à cornes : Helvítis ! (juron vicking)
Un monde en soi
Entre les percussions en calebasse, les chants traditionnels des Amérindiennes, la voix de sa femme d’origine japonaise, les pleurs d’enfants, les klaxons et divers sons ambiants, la musique classico-tribale de Moondog puise dans un imaginaire profondément enraciné. Ironiquement, bien que Moondog soit aveugle, sa musique explore une dimension picturale et met en avant l’essence visuelle des origines universelles de l’humanité. À la croisée des musiques du monde et des compositions anthropologiques, il a façonné un personnage en parfaite symbiose avec l’expérience globale de la musique.
Lors de la première partie du concert, l’album MOONDOG 1969 a été sublimé par l’interprétation magistrale de l’Orchestre philharmonique de Bruxelles, sous la direction éclairée de George Jackson. Déjà bien connu du public pour la finesse de son mastering dans ses versions numériques et vinyles, cet album trouve, dans sa transcription orchestrale, un nouvel éclat qui magnifie autant la profondeur classique de ses compositions qu’il n’exalte l’audace moderne et visionnaire de sa partition.

Créé en 2017, III Considered est un groupe de jazz londonien qui se distingue par son approche audacieuse et radicale de l’improvisation. Leur interprétation de l’univers post-Moondog 1969 s’appuie sur des motifs simples ou entièrement improvisés, mêlant les grooves envoûtants du « Viking de la 6e Rue » aux éclats électriques et intenses du jazz furieux du Moondog Songbook. Les thèmes glanés et les rythmes singuliers se tissent autour de références répétées au compositeur aveugle, faisant subtilement écho aux sonorités légendaires du maître à cornes.
Lors de leurs performances, Idris Rahman au saxophone libère des lignes mélodiques vibrantes et effrénées, tandis que Liran Donin à la contrebasse ancre les harmonies dans des tonalités suspendues. Emre Ramazanoglu à la batterie alterne avec brio entre ruptures et explosions rythmiques, et Leo Abrahams à la guitare apporte une intensité lumineuse qui réinvente l’œuvre de Moondog. Ensemble, ils parviennent à maintenir une profonde fidélité à l’essence des compositions originales tout en insufflant une modernité audacieuse, établissant un dialogue musical captivant et magnétique pour leur public.
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Une petite découverte pour la route !
Novateur pour son époque, Moondog n’était cependant par le premier à hybrider la musique, devancé de quelques années par eden ehbez (volontairement sans majuscule) et son look de messie hippie à la musique dite « exotica ».

