CONCERT – Depuis 2018, la Scala de Paris est devenue un « spot » culturel incontournable, à la programmation exigeante et inventive, qui rayonne aussi par des tournées, un lieu à Avignon, un label discographique… Si tous les spectateurs en connaissent le foyer, le restaurant et la grande salle, c’est moins le cas pour la petite salle, où 150 places sur d’austères bancs de bois disposés en amphithéâtre surplombent l’espace scénique.
Dans l’escalier interminable qui y conduit, on se prendrait presque pour Orphée descendant aux enfers, puisque le programme proposé par le baryton-basse Alexandre Baldo et la claveciniste et chef d’orchestre Chloé de Guillebon se nommait : Inferno, en raison de trois cantates ayant pour thème les souffrances que l’amour inflige.

A Rome au début du 18e siècle, le pape avait interdit l’opéra. La haute société s’en consolait par des cantates données dans un cadre intime, si bien qu’il s’en écrivit des centaines et des centaines – 600 pour le seul Alessandro Scarlatti. Le prince Ruspoli faisait jouer en son palais celles des compositeurs qu’il avait su s’attacher : Alessandro Scarlatti, Georg-Friedrich Haendel et Antonio Caldara, excusez du peu. Pour Pâques, ces fêtes musicales ouvraient leurs portes au public. Avec deux cantates de Caldara et une de Haendel, séparées par des pièces pour clavecin de Scarlatti et de Haendel, c’était donc pour ressusciter le répertoire du Palazzo Ruspoli que ce concert nous exposait à l’enfer.
Étoiles montantes
Si le public avait descendu beaucoup de marches, les artistes étaient, eux, en pleine ascension.
- Primé par plusieurs concours internationaux, lauréat de la Fondation Royaumont et des Révélations Classiques de l’Adami en 2023, invité régulier du Concert Spirituel d’Hervé Niquet, Alexandre Balbo participe cette saison à plusieurs productions dans des maisons d’opéra françaises. Ce concert s’inscrivait dans le sillage de son disque paru en 2023, consacré à des airs pour basse d’Antonio Caldara.
- Chloé de Guillebon, elle aussi lauréate de la Fondation Royaumont, a moissonné les prix dans les concours internationaux, puis a développé depuis 2020 une carrière de claveciniste, seule ou au sein des meilleures formations baroques, ainsi que de chef d’orchestre, notamment en dirigeant divers ensembles à l’Opéra Royal de Versailles et en créant le sien, le Concert de la Reine.
Dès la première cantate, È un martirio della costanza de Caldara, Alexandre Baldo impose sa présence, son sens dramatique et sa justesse. Toutefois, la voix semble restée réglée sur les besoins d’une grande salle d’opéra : son timbre est un peu uniforme et elle n’a pas encore toute sa souplesse. Paradoxalement, le clavecin paraît plus coloré.
La Toccata en la majeur de Scarlatti pour clavecin seul, qui fait suite, est une pièce virtuose, où des déluges d’arpèges inondent toute l’étendue du clavier, avec parfois d’étonnants télescopages harmoniques. Enchaînant sans pause des épisodes de tempo et de caractère très différents, sa structure est la même que celle d’une cantate : du prélude qui semble improvisé à la pastorale finale, il en émerge une intéressante dramaturgie.
Haendel au cœur des flammes
Haendel forme le cœur du programme avec la cantate Dalla guerra amorosa : « Contrairement à la guerre, la fuite en amour n’est pas honteuse… Hélas, de quel poison Amour assaisonne-t-il ses plaisirs… Qui porte ses chaînes, n’est pas sûr du plaisir mais l’est de la douleur… ». De ces alarmes, d’immenses vocalises sont les porte-parole. Alexandre Baldo fait preuve à la fois d’aisance et d’engagement, de sens tragique et de juste distance. La voix s’est déliée et trouve de belles couleurs pour nous avertir que « la beauté est une fleur qui le soir même languit et meurt », air qu’il reprendra en bis.
Haendel encore, avec la Suite pour clavecin HWV 428, où Chloé de Guillebon fait merveille. Tout est sensible, harmonieux, chantant ; chaque note porte du sens, l’ornementation est naturelle, les phrases nous parlent et parlent vrai, toujours avec clarté. Le clavecin déploie une riche palette et parfois se fait orchestre – il faut ici rendre hommage au magnifique instrument du facteur Marc Ducornet, troisième artiste de ce concert.
Souffler sur les braises
Dans la dernière cantate, Partenza amorosa de Caldara, la proximité avec le péché de divertissement interdit par le pape se ressent encore plus que dans les précédentes : tant les récitatifs que les airs trouveraient leur place dans n’importe quel opéra de l’époque.
Le prince Ruspoli participait à une « Académie d’Arcadie » qui dictait les canons esthétiques et thématiques des cantates, et cela s’entend. Le texte raconte le départ pour un grand voyage de Lidio, et l’on peut dire que ses adieux à son amante Amarille sont bavards et ampoulés. Tant de vocalises finissent par nourrir le doute sur l’authenticité des « plaintes qu’il dépose avec ses baisers sur la bouche adorée ». Alexandre Balbo sait rendre palpable le déficit de sincérité que révèle cet excès de langueur.
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La partie de clavecin épouse le chanteur dans ces circonlocutions et ces fluctuations : elle naît, se suspend ou oscille avec lui comme un arbre dans le vent. Pour ce festin d’ambiguïté, bien plus qu’une accompagnatrice, Chloé de Guillebon est une véritable protagoniste.
Enfer ou paradis ?
Sur des saluts bien réglés, les deux artistes accueillent l’enthousiasme du public avec une joie et une complicité visibles. En bis, un air de l’opéra Mithridate du même Caldara joue le rôle d’une mise en bouche pour un CD à venir, puis l’air précité de Haendel nous rappelle que tout comme la fleur, le concert est lui aussi une beauté éphémère.
Alexandre Baldo et Chloé de Guillebon ont ainsi eu le pouvoir, le temps d’un soir, de faire de l’inferno un paradis. Il faut quand-même relever un point qui relevait du purgatoire : le noir dans la salle, qui empêchait de lire le texte des cantates qui avait été remis au public, et donc de profiter d’un des plaisirs de cette musique très déclamatoire : observer comment elle reflète le texte. Néanmoins, cet enfer amoureux nous a procuré de bien belles et singulières jouissances.
Demandez le programme !
- A. Caldara – Cantate “È un martirio della costanza”
- A. Scarlatti – Toccata per cembalo d’ottava stesa
- G. F. Händel – Cantate “Dalla guerra amorosa”
- G. F. Händel – Suite pour clavecin HWV 429
- A. Caldara – Cantate “Partenza amorosa”