FESTIVAL – Mikko Franck, au côté de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, et la pianiste italienne Beatrice Rana, unissent leur force dans une performance, qui comme une mission spatiale, articule la puissance lumineuse de Tchaïkovski à l’ampleur ombrée de Chostakovitch.
Le programme de la soirée relève d’une démonstration de grandeur et d’intensité, d’une performance saisissante, à la mesure de la conquête des espaces musicaux infinis. Les caractéristiques sonores distinctes produites par les interprètes suscitent émotions et atmosphères. Elles relèvent d’une Geste, d’une Quête, aux dimensions expansionnistes propres à la tradition russe. Le Concerto n°1 de Tchaïkovski constitue un grand portail, entre le monde sublunaire de l’orchestre et le monde supralunaire du piano, que franchit la Symphonie n° 10 de Chostakovitch, œuvre complexe, ambivalente, entre réalité oppressante et lendemain qui chante.
L’art de la guerre
Cet art à la conquête d’une partition épique nécessite l’union de toutes les forces en présence. La pianiste s’empare du clavier à bras le corps, gardant pendant toute l’interprétation, une assise de vestale. Ses bras pénètrent dans le gouffre nocturne du piano, pour en extraire des grappes d’étoiles. Le centre de gravité de sa gestuelle est en hauteur : les avant-bras se lèvent vers le ciel, pour créer le mystère d’une sonorité à la fois profonde et aérienne. La force de cette union réside dans un piano qui enveloppe, comme s’il était sonorisé, la matière sonore pour une seule et même grande vibration se propageant dans tout l’univers acoustique. Les redoutables traits en octave sonnent comme une mécanique céleste, qui se fragmente en staccatos ou en gammes sur toute l’étendue du clavier, dans l’espoir de gommer la dimension verticale propre à l’instrument.

La mission se poursuit avec Chostakovitch, dans la même veine conquérante que Tchaïkovski, un ton au-dessus. Mikko Franck investit tout un espace de direction, une cabine de pilotage, toujours en parfaite continuité avec l’orchestre. Il parvient à extraire les possibilités extrêmes des instruments, met à l’épreuve le souffle de la petite harmonie, demande aux cuivres d’accomplir des pas de géants. Les alliages de timbre, subtilement dosés mais comme à contre-emploi, font ressentir le vide au cœur de la matière. Grand frisson à l’approche d’une étoile noire…
La paix des braves
La paix, elle, est d’abord à chercher dans la profondeur émotionnelle et la dimension existentielle qui habitent les deux œuvres de la soirée. Béatrice Rana dans Tchaïkovski entre en osmose sereine avec l’orchestre, quand Mikko Franck ajoute son enthousiasme subtil, sa science de l’amplification justement mesurée, comme s’il habitait au coeur de l’orchestre. Il entre dans la matière sonore à la verticale, usant d’une gestuelle lisible à la géométrie efficace afin de lutter contre les coups de boutoir du chaos.

Dans Chostakovitch, il dégage le lisse unisson d’un chant orthodoxe imaginaire, tandis que la matière s’éveille avec la clarinette et se met à suivre une pulsation audible et régulière. Les vents, d’une lumière étrange mais salvatrice, trouvent leur chemin dans l’épaisseur des cordes et des percussions. La musique de Chostakovitch, semblant toujours sur le point de se perdre, répond à l’appel doré des cors. Les cordes pénètrent dans les profondeurs avec justesse, sans assourdir le son. Mikko Franck va chercher la clarté sonore et la pose, depuis sa baguette, sur la musique de Chostakovitch.
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L’expression par la musique des passions tristes est finalement porteuse de paix intérieure… d’où les applaudissements joyeux du public.

