CONCERT – À l’église Notre-Dame de la Gloriette de Caen, sous la direction de Geoffroy Jourdain, dix-huit chanteurs de l’ensemble Les Cris de Paris et huit instrumentistes reprennent Passions – Venezia 1600-1750, un programme créé en 2017 et enregistré en 2019 chez Harmonia Mundi.
Fermons les yeux. À cette heure vespérale, les dorures du Baldaquin de la Gloriette font écho aux dernières lueurs du jour. On connaît bien cette église, où on a ses habitudes. Puisqu’on ne s’est pas vus depuis la dernière audition de la maîtrise, on se raconte sa semaine ; aux autres, on demande des nouvelles des proches tout en jetant un œil curieux sur le programme. Peu à peu, les artistes s’installent, eux aussi, dans le relâchement de cette paisible fin de journée. Ils discutent, puis, regagnant leur place, ils continuent d’échanger des sourires.
Chant palliatif
Au milieu de cette décontraction généralisée, à l’heure où le concert doit commencer, le chef (Geoffroy Jourdain) arrive. Il marche nonchalamment sur un bas-côté et se dirige manifestement vers la sacristie. Quelques secondes après, le théorbiste (Romain Falik) se lève et engage une alternance de demi-tons dans la régularité lancinante et lamentative des nénies antiques. Aussitôt, la légère rumeur disparaît sous un silence de plomb. Une soprano (Michiko Takahashi) s’avance et lance la berceuse de Tarquino Marula, Hor che’l tempo di dormire. La vive mélancolie, qui ne tardera pas à envelopper langoureusement la douceur de l’instant, réveille la douloureuse épreuve que nous faisons à distance de la profonde détresse des opprimés. Il ne faut que peu de temps, en effet, pour comprendre qu’il faut bien plutôt entendre, en réalité, Hor che’l tempo di morire…
Voir Venise, et…
La catharsis enclenchée, nous voilà embarqués à bord d’un traghetto navigant sur le canal de la passion du Christ, d’où l’on contemple une suite de monuments plus ou moins connus, du surprenant Dialogo delle due Marie de Giovanni Legrenzi jusqu’au Crucifixus de son illustre disciple Antonio Lotti et quelques extraits de la Selva morale e spirituale de Claudio Monteverdi. Tout le programme est construit autour de cette musique vénitienne et son style polychoral.
Entre ces œuvres chantées, comme pour les coudre en ensemble, les instrumentistes jouent des pièces brèves, qui nous rappellent que c’est encore à Venise que les orchestres baroques ont été inventés.
Dernier voyage
De la première à la dernière minute, on ne cesse de naviguer, sans jamais pouvoir quitter le vaisseau. Même l’accord des instruments se mêle à la musique sans provoquer d’interruption. Nous avons été prévenus : « il n’y a pas d’entracte, contrairement à ce qu’annonce le programme ». En effet, quelques minutes seulement, avant une deuxième partie plus joyeuse ; à peine le temps de reprendre son souffle. Tout se tient dans un flot sans heurts. Les déplacements constants des cori spezzati, qui se recomposent pour chaque pièce dans des jeux d’espace (et donc d’acoustiques), accompagnent si fidèlement la musique que tous les moments du programme semblent se lier à travers des sortes de fondus enchaînés. Dans un contrôle et une retenue saisissante, toutes les entrées, celles des voix autant que celles des instruments, viennent ainsi se poser délicatement sur le son existant, pour s’associer et s’unir à lui. À quoi tient cet art de la jonction dont dépend la plus grande précision, l’homogénéité des intentions, la simultanéité des consonnes et des coupures ?
Artisans du crépuscule
Ouvrons les yeux. Les mouvements légers et aériens de Geoffroy Jourdain ne précipitent jamais la musique, mais semblent le recevoir et l’accompagner. Ce sont les gestes d’un couturier. Entre son pouce et son index, on imagine facilement une aiguille qui viendrait coudre le son des voix et des instruments. Cette propension à l’écoute que l’on détecte chez chaque interprète est fondamentalement présente dans la direction.
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Comme en miroir du début, la fin du concert voit chaque artiste quitter la scène pour réserver le dernier soupir à la harpe de Caroline Lieby, concluant ainsi ce concert auquel on comprend qu’il est difficile d’ajouter un bis – en dépit de l’enthousiasme d’un public qui, pourtant, semblait en demander encore.
Pourquoi venir écouter et voir Passions – Venezia 1600-1750 des Cris de Paris ?
- Bien que le programme soit celui de l’enregistrement de 2019, le concert met en scène des déplacements du chœur, qui, par des jeux d’espace, fait vivre la polychoralité.
- C’est en concert que l’on peut apprécier pleinement l’art du fondu enchaîné dissimulant l’articulation entre des différentes pièces.
- Le concert permet enfin de lever le voile sur le mystère des Cris de Paris : Geoffroy Jourdain ne dirige pas, il coud le son.

