COMPTE-RENDU – À la Philharmonie de Paris, le public bigarré de ce Freitag aus Licht, «Vendredi de lumière », est (presque) à l’image de la jeunesse des interprètes : orchestre d’enfants du Conservatoire de Lille, maîtrise de Notre-Dame de Paris et ensemble le Balcon fondé en 2008 par des élèves du Conservatoire de Paris, parmi lesquels Maxime Pascal, officiant ici à la direction musicale.
La salle Pierre Boulez est pleine à craquer. L’époque où l’on se moquait du médiocre remplissage de la salle modulable de la porte de Pantin est révolue.
« La spirale »
Naguère élève du CNSM, j’ai vu Karlheinz Stockhausen à la Cité de la musique en 2002, lui-même aux commandes (« projection du son », mentionnait le programme), dans Hymnen, vêtu de son indémodable pull à grosses mailles des années 70 et accompagné de son élégante épouse (est-ce bien elle qu’il surnomma « la spirale » tout un été durant, ainsi qu’une source sûre nous le rapporta jadis ?). Vingt ans plus tard, le succès de ces volets de l’œuvre lyrique en sept journées (au total vingt-neuf heures de musique composées entre 1978 et 2003) présentés au rythme d’un par an par le Balcon à compter de 2018 est au rendez-vous – grâce à l’engagement sans faille et à l’audace de plusieurs institutions, Opéra Comique et Philharmonie de Paris en tête.
Un art total, totalement personnel
Né en 1928, marqué par le national-socialisme (mère internée et euthanasiée, père tué sur le front de l’Est), Stockhausen a été enrôlé comme brancardier à l’âge de seize ans. Ces différents épisodes de sa biographie composent une partie de la trame de Donnerstag, point de départ du cycle. Dans sa manière de prolonger l’héritage sériel, de s’emparer en ses jeunes années des territoires encore inexplorés de l’électronique et du hasard, en succombant parfois à un ésotérisme prophétique, le compositeur fait figure d’original (souvenons-nous du chœur d’adieu à Lucifer par des moines franciscains, de la noix de coco fracassée et de la libération de l’oiseau noir sur le parvis de l’église située en bordure du bassin de la Villette, dans la deuxième partie de Samstag aus Licht en 2019).
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Sur un air de synthé (des années 1990)
Outre les mélopées incantatoires échangées entre la flûte de Charlotte Bletton et le cor de basset d’Iris Zerdoud, c’est ici la présence électrisante des solistes vocaux, la soprano Jenny Daviet (Eva), la basse Antoin HL Kessel (Ludon) et le baryton Halidou Nombre (Caino) qui attirent l’œil et l’oreille. Pour donner corps à la tentation d’Eva (promise à Michaël dès Donnerstag) par Lucifer, aux archétypes humains dépeints par Stockhausen, jusqu’à la guerre déclenchée par les enfants (Kinderkrieg) et au grand repentir (Reue) du finale, la metteuse en scène Silvia Costa confie à des automates, rayons laser vintage et figures hiératiques le soin de placer le rituel au cœur de la dramaturgie.
Cette dimension est accentuée par la présence déconcertante de la musique électronique en préambule, en épilogue, prolongeant le spectacle dans les murs de la Philharmonie au-delà du temps scénique – mais aussi durant l’ensemble du spectacle : bien qu’il ait reconnu une influence du Japon, Stockhausen a sans aucun doute été marqué par le projet wagnérien d’art total et son orchestre invisible.