COMPTE-RENDU – Le spectacle Android Opera Mirror, du japonais Keiichiro Shibuya, se donnait du 21 au 23 juin derniers au théâtre du Châtelet. Délire psychédélique ou œuvre visionnaire ? Difficile de trancher.
Shibuya, quartier chaud bouillant
Shibuya, fondé en 1932, est un des vingt-trois arrondissements de Tokyo. Très fréquenté par le monde des affaires, c’est également le quartier branché de la capitale japonaise, point de ralliement de nombreux tokyoïtes aux tenues excentriques, fanatiques de mode. C’est également le nom d’un compositeur de 50 ans, Keiichiro Shibuya, lui aussi assez phénoménal, avec son look de gamin qui aurait grandi trop vite, noyé dans des habits trop grands pour lui. Depuis plusieurs années, il développe une recherche entre musique réelle et musique virtuelle. C’est le cas, par exemple, avec son « vocaloid opera » The End, créé en 2012 au Théâtre du Châtelet (déjà), premier opéra combinant image et musique électronique sans aucune performance humaine, avec, en rôle principal, une « diva virtuelle », Hatsune Miku, devenue, depuis, une star planétaire.
Alter 4, un alter ego fantasmé ?
Une dizaine d’années après, il intensifie le propos avec sa nouvelle proposition, Android Opera Mirror. Cette fois-ci, des êtres humains, de chair et d’os, chanteurs bonzes ou musiciens de l’orchestre Appassionato, dialoguent avec un·e androïd·e assez fascinant·e, ni homme ni femme, sans âge, à la beauté plastique indéniable…
Véritable soliste, Alter 4, c’est son nom, chante, avec une voix métallique, vraiment artificielle et difficile à comprendre, des extraits du roman La possibilité d’une île, de Michel Houellebecq, et du mémorandum De la certitude, de Ludwig Wittgenstein. Sa partie vocale a été composée avec l’aide du logiciel Word2Vec, qui permet de traduire le sens des mots en vecteurs, chaque vecteur étant ensuite associé à la hauteur d’une note, à sa valeur et à l’intensité d’un son.
Bon, c’est un peu du Chinois tout ça, voire même du Japonais…
Android Opera Mirror, miroir virtuel d’un opéra
Bref, toujours est-il que la partie orchestrale, également composée semi-automatiquement à partir du texte, grâce à ce programme de conversion des mots en sons, sonne étonnamment comme une musique de fin de 19e siècle, qui oscillerait entre Gustav Mahler et Alban Berg. Quant aux chants des moines bouddhistes, vieux de 1200 ans, ils viennent scander l’espace sonore, apportant une dimension métaphysique large et pénétrante.
Bâti en onze morceaux, Android Opera Mirror se veut le reflet virtuel d’un opéra, avec une alternance d’airs et de récitatifs. Pour les 3 récitatifs, Alter 4 improvise musicalement, en synchronisation avec les chants bouddhistes, le piano et le synthétiseur de Keiichiro Shibuya, avec un texte généré par ChatGPT, le fameux et craint logiciel d’intelligence artificielle capable de raisonner à votre place… Quant aux airs, ils sont tous composés par Shibuya, avec un texte d’Alter 4 parfois généré par ChatGPT.
Alors, qu’en penser ?
Difficile à dire. Si la beauté esthétique de l’installation scénique, des jeux de lumières, des surimpressions vidéos et des expressions faciales d’Alter 4 ne laissent pas indifférent, il est difficile de se laisser emporter par les propos de l’androïde. Décousus, ils évoquent un paradis inaccessible, qui verrait humains et machines respirer le même air… La recherche technologique appliquée à la musique est ici à l’œuvre, avec le financement généreux de nombreux mécènes. On peut saluer ce geste, qui atteste d’un souhait d’amener les progrès techniques au service de la musique savante, pour trouver de nouveaux chemins d’expression, plutôt que de craindre ces progrès techniques. Pour autant, il manque à Android Opera Mirror une intention artistique claire, un élan musical et lyrique qui générerait de l’émotion et viendrait balayer les réticences.