CONCERT – À l’occasion du lancement du festival Europalia, le centre culturel Bozar invite son public à rejoindre les bancs de l’église Saint-Jacques-sur-Coudenberg pour un concert de polyphonie vocale géorgienne offert par le Georgian State Chamber Choir (Trinity cathedral choir), le Gori Women’s Choir et le Basiani Ensemble.
Georgia on our mind
Fondé en 1969, Europalia invite tous les deux ans la scène culturelle bruxelloise à plonger dans la diversité et la richesse culturelle d’un pays aux choix. Son nom résulte de la fusion des termes « Europe » et « Opalia », faisant référence à l’ancienne fête romaine de la moisson en l’honneur de Ops, déesse de la fertilité, à l’origine du mot latin « opus » signifiant « œuvre d’art ». Ainsi, en 2023, Bruxelles va à la rencontre de la Géorgie, explorant non seulement la capitale bouillonnante Tbilissi, mais également les scènes artistiques plus secrètes des villes et régions géorgiennes, entre passé et présent.
En parallèle, l’exposition « L’Avant-garde en Géorgie (1900-1936) » dévoile un pan de l’histoire géorgienne. À la suite de la chute de l’Empire russe et de la révolution d’Octobre, la Géorgie proclama son indépendance. Bien que cette période fût éphémère, marquée par l’invasion soviétique de 1921, elle ouvrit les portes à une créativité avant-gardiste foisonnante, placée à mi chemin de la culture orientale et occidentale.
La république de Géorgie occupe une position géographique à la croisée de la Russie (au Nord), la Turquie (au Sud), la mer Noire (à l’Ouest) et la mer Caspienne (à l’Est). Cette situation a engendré une riche histoire de rencontres et d’interactions complexes entre l’Occident et l’Orient, le Christianisme et l’Islam, ainsi que les relations entre l’Église et l’État.
La Géorgie est une région légendaire associée aux voyages de Jason et des Argonautes à la recherche de la Toison d’Or, ainsi qu’à Médée, princesse d’un pays lointain, barbare, situé à l’Est vers les levers du Soleil (la Géorgie, donc). Selon de nombreux experts en archéologie, la Géorgie est fortement envisagée comme le lieu d’origine de la vinification, les premières preuves de cette pratique datant d’environ 8 000 ans.
Bon baisers de Tbilissi
Au cœur de cette édition d’Europalia réside le chant polyphonique géorgien, tradition honorée par l’UNESCO en tant que chef-d’œuvre du patrimoine immatériel.
Cette tradition musicale est reconnue par les chercheurs comme l’une des plus anciennes traditions polyphoniques professionnelles (datant au moins des Ve-VIe siècles après J.-C). Cette forme d’art a cappella antique se caractérise par un langage musical et une pensée polyphoniques uniques, une harmonie modale archaïque et autonome, une rare force d’expression musicale, ainsi qu’une nature spirituelle et artistique élevée, empreinte de bonté, de douceur et de lumière. Aux XIXe et XXe siècles, cette tradition a subi une forte répression de la part de l’occupation russe. Malgré ces obstacles, les patriotes géorgiens de l’époque ont réussi à consigner plus de 8000 hymnes dans le système de notation européen, qui étaient récités de mémoire depuis le Moyen Âge, de génération en génération. Aujourd’hui, seule une petite partie de cet héritage est interprétée dans la liturgie géorgienne et dans les salles de concert.
Le chant polyphonique géorgien est l’un des précieux joyaux de la musique mondiale, ayant reçu l’admiration de personnalités éminentes telles qu’Igor Stravinsky, Alan Lomax et Werner Herzog. Il se distingue de manière singulière de tout autre genre musical traditionnel à l’échelle globale grâce à ses échelles et structures vocales uniques, ainsi que par des progressions mélodiques qui semblent surprenantes et inouïes. Malgré une sonorité qui peut sembler contemporaine à nos oreilles occidentales, la musique géorgienne exerce également une force atavique, accédant rapidement à des sensations profondes, physiques et mystiques.
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Les Géorgiens ont développé un répertoire musical couvrant une large gamme d’occasions, dont une grande partie est incluse dans leur programme. Bien que certains de ces chants aient perdu leur contexte d’origine (tels que les chants traditionnellement entonnés lors des travaux agricoles qui ne sont plus pratiqués dans les champs), ils continuent d’être interprétés, et les générations futures de Géorgiens s’emploieront à les transmettre à leurs descendants.
Ladies first
Ouvrant le concert, le Gori Women’s Choir annonce la couleur avec une série de chants et poèmes traditionnels. Le Chœur de femmes de Gori, établi en 1970, se distingue en tant que pionnier parmi les chœurs féminins de Géorgie. Son vaste répertoire englobe une variété de genres, allant de ses propres créations à des interprétations de chant populaires traditionnels. Le résultat est époustouflant, coupant le souffle de l’auditoire par une maitrise acoustique de la voix qui se répand, ondulatoire et vibrante jusque dans les pierres de l’église Saint-Jacques-sur- Coudenberg. Les femmes font ainsi vibrer l’âme des auditeurs, invitant à la visite des plaines et peines avec une force redoutable.
Georgian State Chamber Choir (Trinity cathedral choir)
Deuxième partie de concert, le Trinity Cathedral choir rejoint la scène. Le Chœur de la Patriarchie de la Cathédrale de la Sainte Trinité de Tbilissi est, en réalité, le principal groupe musical de l’Église géorgienne. Il y a quelques années, le Patriarche a confié au Chœur de la Cathédrale Sameba la mission de restaurer et de réintroduire cette tradition musicale unique dans la liturgie patriarcale, après une longue période d’oubli.
Aujourd’hui, le répertoire du chœur comprend plusieurs centaines de ces hymnes géorgiens anciens et uniques. Le résultat est à la hauteur de la responsabilité, offrant un concert magistral et déroutant au service des poèmes musicaux de Ioseb Kechakmadze ou encore Zviad Bolkvadze.
Basani Ensemble
Rejoignant certains chanteurs du Trinity cathedral choir, Le Basani Ensemble aborde un programme partagé entre des chants rituels liturgiques et des chansons paysannes (Chanson festive de la région de Kakheti, Chanson de danse en rondeau, Svaneti, chanson de travail). On notera la présence dans le programme de Chakrulo, Chanson festive de la région de Kakheti. Véritable joyaux de la polyphonie traditionnelle géorgienne, Chakrulo, aux côtés d’autres chefs-d’œuvre créés par l’homme, a été enregistré sur la plaque d’or de la NASA puis fixée aux sondes interstellaires Voyager 1 et Voyager 2 qui ont été lancées le 20 août 1977.
Autre pépite du programme, Khasanbegura, chanson historique de la région de Guria, utilise le krimanchuli (yodel géorgien), offrant un résultat des plus étonnant. Porté par le trio Sergo Urushadze, George Gabunia et Batu Lominadze, en compagnie de l’ensemble, la voix pincée, gutturale et aiguë s’appose avec finesse au modelé de l’ensemble, plus proche d’un instrument à vent que d’une voix. Étonnant.
Au service d’un patrimoine séculaire et d’une rare beauté, les trois ensembles réussissent à faire dépasser les barrières linguistiques pour communiquer des émotions pures, universelles et à la limite du transcendantal. Les voix harmonieuse, empreinte de tradition et de modernité des chanteurs s’imposent au service d’une expérience musicale captivante et rare. Le public, conscient d’avoir assisté à une démonstration maîtresse remercie les musiciens en ovation debout.