DANSE – L’Opéra Garnier se vide dans le calme, en cette soirée du 9 février 2024. Pas d’effusions, seulement des applaudissements honnêtes, et quelques murmures d’incompréhension. La soirée d’une heure et demie s’achève comme elle a commencé, sans marquer d’effet de « seuil », sans donner le sentiment que quelque chose s’est passé. Bref, on entrait et on sortait de cette performance pourtant signée Ohad Naharin sans trop comprendre comment ou pourquoi le public aurait dû se passionner pour cette pièce.
Avec le langage corporel « Gaga », Ohad Naharin assume un propos absurde : c’est le corps qui s’exprime. Notez que le mot « absurde » est pris dans le même sens que quand on qualifie le théâtre de Beckett – est absurde le propos qui est décousu à dessein, faisant apparaître des bribes de sens pour mieux les pulvériser ensuite. Sauf que la logique de l’absurde, si l’on peut dire, demande un dosage parfait. Partir dans le n’importe-quoi absolu ne mène a priori nulle part, et à défaut de pouvoir raconter quelque chose, il est impératif que l’œuvre fasse reconnaître sa nécessité interne – ce qui motive au fond qu’elle existe ainsi et pas autrement. La chorégraphie peut être parfaitement insensée : mais encore faut-il qu’elle sache s’imposer à son spectateur dans toute cette absurdité.
Trop, c’est trop
Sur une scène épurée s’épanouissent donc les potentialités du mouvement, décortiquées minutieusement par le chorégraphe au cours de 21 tableaux. On pourra dire (option A) que le spectacle assume une forte hétérogénéité, qui englobe tout à la fois la vie, la passion, la mort, dans un grand souci de pureté formelle, ou (option B) que pendant 1h15, on regarde la scène en se demandant quand est-ce qu’on est censé se sentir happé par ce défilé ubuesque.
Car Sadeh21 (le mot « sadeh » est un équivalent du terme français « champ », tout aussi ambivalent) prend la forme d’une élucubration discontinue et informe, une divagation collective qui stagne sans donner à ressentir l’intérêt de chaque champ. Pas un seul micro-enjeu, au sein des différentes scènes, ne parvient à tenir le spectateur en haleine. La pièce essaie pourtant – mais sans grand succès. Alors oui, on lâche un sourire ; les procédés comiques ont cependant un goût de déjà-vu. Les transgressions (l’usage agaçant de la voix notamment) perdent rapidement leur caractère surprenant, et les scènes s’enchaînent sans réussir à accrocher l’attention du public, malgré les sursauts imposés à grand renfort de bruitages.
Les différents tableaux peinent à prendre de la vitesse, échouent à nous électriser comme le chorégraphe sait pourtant si bien le faire. Tout semble rester à une distance effroyable de nous. Le mouvement s’immobilise bien trop souvent, le tout sur une musique (le plus souvent un fond sonore) minimale. On en vient à contempler l’attente elle-même, se demandant pourquoi il faut absolument regarder trois danseurs ramper d’un bout à l’autre de la scène pendant qu’un homme fait des sauts de grenouille à intervalles réguliers.
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Hors-champ
Beaucoup de choix scénographiques et chorégraphiques ne nous ont pas convaincu, mais il serait injuste de ne pas souligner les belles qualités que l’on peut trouver à cette performance. Les danseuses et danseurs du Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris nous livrent une exécution techniquement irréprochable. L’exploration de l’espace scénique, dans tout ce qu’elle comporte d’arbitraire et d’erratique, se montre musclée ou intime, compulsive et névrosée par moments – révélant ici toute la richesse du Gaga. Certaines torsions, chutes et autres bascules étaient ainsi réalisées avec une célérité et une souplesse délectables.
Par ailleurs, quelques tableaux sortaient du lot et parvenaient à proposer des développements intéressants. Citons à titre d’exemple les très envoûtantes premières minutes du Sadeh3, qui brillaient par l’intelligence et la fluidité des interactions entre danseurs, et le dernier champ, qui proposait lui un dispositif scénique fort distrayant, dynamisant ainsi le propos in extremis.