DANSE – Si le titre évoquait plutôt un rendez-vous chez le dentiste, c’est bien au Théâtre National de Bruxelles que le rendez-vous est donné. A l’occasion de la première de Canine Jaunâtre 3, le Ballet de l’opéra de Lyon sous la direction de Marlene Monteiro Freitas, livre une performance subversive et sans anesthésie.
Le spectacle, créée en 2018 à l’invitation d’Ohad Naharin et co-réalisé par la Monnaie, Charleroi Danse et le Théâtre National Wallonie-Bruxelles peut se targuer de décaper (ou détartrer) son public, rassemblé au grand complet. À mi-chemin des sketchs géniaux de Kasō taishō, d’une assemblée de robot et des grimaces du butō japonais, les danseurs/comiques peuplent la scène typique d’une salle de sport. Lignes au sol, affichage des scores, bordures de ring, tapis gris, le cabinet de dentiste rencontre la salle de gym : entre soin et souffrance.
» C’est beau comme un sourire avec une dent moche «
Marlene Monteiro Freitas
Mens Sana in Corpore Sano ?
Le nombre de dents d’un adulte est généralement compris entre 28 et 32. Si vous en faites retirer quelques-unes, des molaires ou des canines un peu trop jaunissantes, vous obtenez le nombre de danseurs présents sur scène : 25. Vingt-cinq corps ou coéquipiers, répondant tous au même chiffre 3. Peuplant la scène aux tendances hygiénistes, les danseurs vêtus d’une tenue de foot en velours noir s’associent et forment des grammaires de gestes d’une quinzaine de secondes. Rappelant la consommation boulimique des danses Tik Tok parfois absurdes que certains d’entre nous apprécient quotidiennement, le petit geste simple en apparence rejoint le mouvement de la chorégraphie grand format.
Robotiques et répétitifs, les yeux écarquillés, les danseurs s’automatisent. Humain imitant les robots ou robots imitant l’humain ? La situation, dans son étrangeté, rappelle le fameux phénomène développé par le roboticien japonais Masahiro Mori, l’Uncanney Valley. Publiée pour la première fois en 1970, cette théorie observe que plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. Le futur de la danse est-t-il là ? Paierons-nous des entrées pour des spectacles d’animatroniques implémentés par l’IA, prêts à nous offrir des chorégraphies parfaites ?
No pain, no gain
Marlene Monteiro Freitas compare souvent la danse au sport, associant le dépassement de soi à la technique du mouvement de groupe. Evoquant l’acquisition des gestes du quotidien à travers un vocabulaire de formes compilées par les danseurs, la notion d’équipe et de compétition vient troubler le geste d’ensemble. Loin de la danse classique et de ses multiples règles, le foisonnement du vocabulaire de forme est ici la clé : diviser pour mieux régner, brouiller pour mieux créer. La scène ne contient aucune frontière, la maitrise des mouvements et leur cadence s’impose en réussite, unique règle du grand chaos.
Urgence du jeu, cris survivalistes, mouvements de foules délirantes : la vie est un jeu que la danse tente de résoudre en une heure de temps. Chronométré à l’aide d’un métronome, de coups de sifflets et d’un score chiffré, l’univers sportif du match rejoint la cruauté de la série Squid Game, diffusée sur Netflix en 2021. Cette série présentait les règles d’une compétition de survie aux allures de jeu traditionnel coréens pour enfants, à l’issue pourtant mortelle. Absurde, cruel et étrangement hilarant, la chorégraphie livre à son public les clés d’un humour coupable, immature et pourtant kawaii (mignon).
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Opus déjanté qui questionne la notion de l’intime et de l’anormalité des gestes, Canine Jaunâtre 3 repousse les conventions sociales, physiques et scéniques pour la force du groupe. Médicale, primitive, la maitrise de la danse rejoint la nécessaire folie de notre monde en pleine ère post-internet, pour un résultat des plus savoureux.