CRÉATION – Créé au Théâtre de la Croix-Rousse dans le cadre de la biennale des Musiques Exploratoires et du Festival 2024 de l’Opéra de Lyon, Otages est opéra en trois actes composé par Sébastien Rivas d’après la pièce de Nina Bouraoui. Il met en scène les déboires de Sylvie, une femme poussée à bout par le monde de l’entreprise. Une œuvre glaçante, à mi-chemin entre le chant lyrique et le théâtre chanté.
Otages est le récit d’un crime. Sylvie Meyer, 53 ans, mère de deux enfants, cheffe d’équipe dans une entreprise de caoutchouc, signe sa déposition après avoir attenté aux jours de son patron, Victor Andrieu. Mais un autre récit est en jeu : celui de la violence latente exercée sur un individu (une femme en l’occurrence) par la société, son entourage, les hommes. Le livret de Sébastien Rivas reprend fidèlement la trame de la pièce du même nom de Nina Bouraoui, créée en 2015 (l’autrice en a également tiré un roman publié en 2020 aux éditions JC Lattès), à l’ajout près d’un second personnage, masculin. Cette figure désincarnée, désignée comme « l’homme » n’incarne qu’une simple réminiscence au sein de l’œuvre qui reste majoritairement un monologue de Sylvie.
Musique et théâtre : passage de témoin
La musique de Sébastien Rivas est venue s’ajouter à la mise en scène préexistante de Richard Brunel, présentée à la Comédie de Valence en 2019. Bien davantage qu’un élément rapporté, cependant, elle s’y intègre parfaitement. Si à première vue, elle semble relever de l’étrangeté brechtienne pour sortir le spectateur de sa zone de confort, très vite l’oreille accepte ce fond musical ponctué de bruits d’ambiance : grincements, vent, chants d’oiseau, jingle de radio… L’effet de réel s’installe, renforcé par les décors labyrinthiques et réalistes et l’utilisation de la vidéo (signée Yann Philipe), montrant en plan rapproché le visage de la protagoniste. Le fait que les musiciennes (il s’agit exclusivement de femmes) ne soient pas visibles au plateau mais fassent entendre leurs murmures en coulisses accroît encore davantage l’immersion dans ce cauchemar en direct. Entre musique et théâtre, le mariage est donc réussi (contrairement à celui de Sylvie). Il est vrai que l’œuvre de Nina Bouraoui présentait un potentiel opératique. La tension psychologique, des conflits entre personnages, un balancement entre réel et imaginaire, et surtout le motif de la folie sont autant d’éléments dont le compositeur a su tirer parti.
À lire également : Festival de Lyon, épisode 2, Dame de pique épique
L’ensemble instrumental, dirigé en fond de scène par Rut Schereiner, réuni le traditionnel quatuor à cordes (contrebasse, violoncelle, alto et violon, ces deux derniers étant joués alternativement par la même musicienne), une flûte, un piano, une clarinette basse, mais également des percussions, un saxophone et un accordéon, qui apportent la touche « variété » à la composition. Le plus souvent ils sont utilisés à contre-emploi, ce qui les rend difficile à identifier. Une influence de la musique concrète est notable dans l’inclusion de bruits « naturels » : cliquetis des néons ou de la machine à écrire, qui finissent par constituer des motifs rythmiques repris par l’ensemble instrumental. Cela contribue à donner vie à l’usine, mais aussi au vide intérieur de Sylvie, aliénée par la répétition mécanique de son travail. Au fil de l’œuvre, les couleurs varient. Souvent, l’accompagnement souligne la ligne de chant d’un crescendo ou d’un grondement sourd de cordes, pour exprimer les émotions conflictuelles de la protagoniste.
Le chant : à mi-chemin entre théâtre et opéra
Le rôle de Sylvie, écrit pour la voix de mezzo-soprano de Nicola Beller Carbone, occupe bien évidement le premier plan. Il alterne trois registres : parlé dans les passages d’action et de récit, parlé-chanté pour exprimer l’immersion du personnage dans ses angoisses et ses abîmes cauchemardesques, et enfin chanté dans les rares passages d’évasion hors du réel. Vibrato dosé, grande attention aux transitions entre les trois registres : la chanteuse excelle à jongler entre toutes ses « voix ».
Le baryton Ivan Ludlow campe « l’Homme ». En vérité, deux hommes : le mari, résumé à la phrase répétée à mi-voix « je m’en vais », et le patron. Pour ce second, menaçant, la voix explore surtout le registre grave. Ses interventions donnent souvent lieu à des formules répétitives, comme ses appels à Sylvie, sous forme de descentes chromatiques plaintives. Le français n’est la langue maternelle d’aucun des deux interprètes, qui s’en tirent admirablement et avec une diction exemplaire tant dans les passages chantés que parlés.
Un troisième personnage apparaît subrepticement en fond de scène : les ouvrières de l’usine, incarnées par les musiciennes après avoir déposé leurs instruments. Leur rôle, muet, consiste presque essentiellement à enfiler et retirer leurs blouses de travail grises. Elles composent également une sorte de chœur autour de leur patron, sur un unique mot : « qui », non-chanté mais chuchoté sur différentes hauteurs. L’effet est des plus déstabilisant.