CONCERT – Ils l’ont encore fait… Quand Pygmalion revient à Bordeaux, on se demande comment on va les trouver. Est-ce que leur son va nous faire le même effet que la dernière fois ? Est-ce qu’il va marcher dans l’énormissime défi de la Messe en Si ? La réponse est oui, comme d’hab’… On vous explique pourquoi ?
Petit Bach, grand chelem
On rajeunit pas… Au micro de France Inter en 2016, Raphäel Pichon disait qu’il avait commencé son voyage avec sa troupe dans Bach. Il racontait qu’ils avaient commencé petit, avec des cantates et des œuvres plus tranquilles pour se faire la main, histoire d’être sûrement armés pour les gros morceaux. Il disait qu’il rêvait de faire la Passion selon St-Mathieu, par exemple, mais qu’il voulait être sûr de la faire bien. Modeste…
Ils l’ont fait pour leurs 10 ans, dans une grande tournée de concert qui marquait l’entrée dans la cour des très grands d’un ensemble qu’on savait déjà excellent. Et alors, pourquoi s’arrêter là ? 3 ans plus tard, on les retrouvait bien armés pour préparer un autre monument du répertoire de Bach : la Messe en Si. On était en 2019, et déjà on sentait que le travail allait les mettre sur le chemin d’un nouveau Bach, éclairé par l’imagerie musicale moderne, l’inventivité de leur chef, leur force technique et leur qualité de son patiemment cultivée dans l’atelier des « petits Bach ».
Bach en 3D
Diffraction
Parce que Raphaël Pichon et ses ouailles ne sont pas venus pour enfiler une perle de plus dans la ribambelle Baroque, ils ont la ferme intention de se forger leur propre collier. Et pour ça, une méthode : vous savez comme quand on retouche une photo sur son téléphone on peut augmenter quelques paramètres de base avec son petit curseur ? Là, Raphaël Pichon en pousse un à fond : le contraste. Dans les passages fugués les plus vertigineux pour le chœur, hors de question de laisser les petites notes des vocalises comme ça, il faut leur faire un sort. Alors en une respiration, dans un geste qu’on lui connaît bien (main courbée, avant-bras tendu, regard intense), Raphaël Pichon passe du discret piano au coup de poing d’un forte. On amène du grain et du relief à la musique. On refuse les cinquante nuances de beige à tout instant, et quand on s’attend à un long silence recueilli qui parle de crucifixion, pan ! En un tour de bras, Raphaël envoie le potentiomètre de l’autre côté de la balance. « ET RESUREXIT ! » : moteur à fond monsieur Spock ! Contraste, on vous dit.
Résultat, on se retrouve avec, non pas l’image de la Messe en Si, pas une idée figée dans les deux dimensions de la partition, mais une structure en 3D avec ses aspérités, avec son iris complexe et sa pensée riche. Comment on dit « perle » en portugais déjà ? Barrocco ? Ah oui, voilà…
Dynamisme
Dans ces deux heures de musique qui passent comme un long flash, on aura une petite pause, le temps pour les instruments mis à rude épreuve de se remettre d’accord, et nous de regarder les voisins pour s’assurer qu’on est pas seuls à être emballés. Mais quand on repose les yeux sur la scène, surprise ! Les Soprane 2 on changé de place avec les Alto ! Dans la première partie elles étaient collées à leur copines les Soprane 1, et là elles se retrouvent à l’opposé. Un coup d’impro ? C’est mal connaître Raphaël Pichon, parce qu’en fait, dans le passage qui suit, sop. 1 et sop. 2 sont écrites à la tierce : elles chantent la même chose, au même rythme avec les mêmes paroles, mais à une hauteur différente. Et donc avec ce placement, au lieu d’avoir un monolithe de son à deux pistes, nous voilà avec une source en stéréo (est-ce qu’on dit un « stéréolithe » ?). Effet garanti. Pas bête le chef, et chapeau aux chanteuses, parce que c’est pas si facile à faire quand on est séparées par tout un pupitre.
Dévotion
Plus largement d’ailleurs, pour que toutes ces petites retouches de lumière fonctionnent, il faut avoir un portable un peu potable. Entre 2019 et 2024, chœur et orchestre de Pygmalion ont connu une jolie mise à jour, comme on est passé de l’iPhone 9 au 15, avec l’ajout de quelques sacrés contacts dans leur répertoire. Ce soir à Bordeaux, c’est une sorte de All-star game. C’est à dire qu’au milieu de tous ces musiciens et musiciennes, devant tout un chœur et un orchestre déjà excellent, au moment où démarre le duo Mezzo-Hautbois du « Ad Dexteram », on se retrouve avec : Lucile Richardot et Gabriel Pidoux… Ça va, on est bien. Lucile Richardot qui récupère la palme de l’émotion d’ailleurs, avec un très joli numéro de chuchotement sonore en fin de concert. Dans son pianissimo extrême, une carresse triste effleure nos joues pour essuyer la perle qui veut y couler…
À voir également : L’interview perchée de Lucile Richardot
Lors d’un passage à Paris en septembre dernier, Raphaël Pichon nous disait que pour les 20 ans de Pygmalion, en 2026 (on rajeunit toujours pas…), il prévoyait un grand voyage à vélo sur les terres de Bach, sur le chemin de sa première fugue, de Lepizig à Lübeck. Ce soir c’est lui qui nous l’a cloué (Lübeck) et qui, avec sa compagnie, nous l’a offert, ce voyage.