COMPTE-RENDU – L’affiche était prometteuse : la venue de la Staatskapelle de Dresde et de son chef, Christian Thielemann au Théâtre des Champs-Élysées, dans un répertoire romantique. Un combat de boxe -pardon, un concert- comme on les aime, où les deux protagonistes, l’orchestre et le chef, auraient rivalisé d’effets techniques et de beauté du geste. Mais voilà que, suite au forfait du chef, une jeune française, Marie Jacquot, est montée sur le parquet, assumant avec mérite son rôle d’outsider. Ou quand un chef poids lourd à la tête d’une phalange mythique est remplacé au pied levé par une jeune cheffe carrure poids plume, pour un résultat… poids moyen.
Sprechen Sie Deutsch ?
Il y a certains noms d’orchestre qu’on ose prononcer seulement du bout des lèvres, tant leur poids dans l’histoire de la musique est important : Wiener Philharmoniker, London Symphony Orchestra, Concertgebow d’Amsterdam, Berliner Philharmoniker… La Staatskapelle de Dresde en fait partie. Son nom complet est sächsische Staatskapelle Dresden, autrement dit Orchestre fédéral saxon de Dresde. Mouais ; tout compte fait, ça sonne mieux en Allemand. Fondée en 1548 par le Prince-électeur de Saxe, la Staatskapelle de Dresde est sans doute le plus vieil orchestre au monde et des compositeurs comme -excusez du peu- Heinrich Schütz (17e), Carl-Maria von Weber (début 19e) ou encore Richard Wagner (19e) ont été à sa tête. Dans cette région de l’Allemagne du Nord, qui appartint au bloc communiste de 1949 à 1990, la musique classique est érigée en monument et y revêt une importance presque sacrée.
Poids lourd
Depuis 2012 et jusqu’à la fin de cette saison, le chef berlinois Christian Thielemann est à la tête de la Staatskapelle de Dresde. Thielemann, c’est du lourd : directeur artistique du festival de Pâques de Salzbourg, de 2013 à 2022, il fut également directeur musical du festival de Bayreuth de 2015 à 2020. Enfin, il a dirigé par deux fois, en 2019 et 2024, le concert du Nouvel an du Wiener Philharmoniker. Celui qui a pour œuvres de prédilection les opéras de Wagner (dont un certain… Ring !) incarne, avec sa carrure de déménageur, la droiture et l’exactitude allemande. Sous sa direction, les cordes sont puissantes et tenaces ; les cuivres ronflent avec brillance et les bois sont éclatants. Si on voulait schématiser, on pourrait dire qu’il est l’héritier direct d’un Herbert von Karajan, mais également celui d’une vision passéiste et conservatrice de la musique classique, avec son lot inhérent de lourdeurs et d’attitudes dictatoriales…
Poids léger
Néanmoins, sa venue à Paris, avec la phalange mythique dont il a la charge depuis plus de dix ans, s’annonçait prometteuse. On allait pouvoir, dans l’acoustique précise du Théâtre des Champs-Élysées, « juger sur pièce » de sa direction musicale et de son travail de la pâte orchestrale. Hélas, annoncé souffrant, il est remplacé au pied levé par la jeune cheffe française Marie Jacquot, récente Victoire de la musique. Avec elle, tout est fluidité, légèreté et précision, et c’est d’un pas vif et rebondissant qu’elle s’avance sur scène. À sa demande, le programme a été changé : en première partie, deux poèmes symphoniques de jeunesse de Richard Strauss, Don Juan et Till l’espiègle et, en deuxième partie, la 4e symphonie de Johannes Brahms. Un programme habilement composé : Strauss et la Staatskapelle Dresden, ce sont soixante ans de complicité musicale, avec notamment neuf des quinze opéras du compositeur créés à Dresde, tandis que la Symphonie Alpestre a été dédiée à l’orchestre. Quand aux symphonies de Brahms, elles font également partie intégrante de l’ADN de l’orchestre. Un choix avisé, donc, pour rendre possible un concert qui ne bénéficiât que d’une seule et unique répétition en amont !
Poids welter
Sur le ring, pardon, sur scène, l’effectif orchestral est imposant, les cordes semblant immerger le pupitre de la cheffe. C’est pourtant de manière déterminée qu’elle attaque le début de Don Juan de Strauss. Ce poème symphonique d’une quinzaine de minutes est une peinture chamarrée et variée, qui fourmille de thèmes différents et contient en son milieu un somptueux solo amoureux au hautbois. L’orchestration y est foisonnante et le tout nécessite une grande polyvalence du chef, pour ne rater aucun départ des différents pupitres ou solistes. Si Marie Jacquot s’en sort plutôt bien, elle ne parvient pas, cependant, à obtenir un lié de l’ensemble, les pupitres semblant parfois même, étrangement, décalés rythmiquement les uns des autres. Pour Till l’espiègle, autre poème symphonique de Strauss d’une quinzaine de minutes, le discours a plus de couleurs et l’aspect facétieux de la musique -et de l’histoire- ressort pleinement, servi notamment par une technique sans faille des musiciens (cornistes, flûtistes, premier violon…). Marie Jacquot mène la danse, même si l’application dans la gestuelle vient au détriment d’un souffle lyrique.
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Ni vainqueur ni vaincu
Quant à la quatrième symphonie de Brahms, assez austère et d’une durée de quarante minutes, elle pêche, elle aussi, d’un manque d’expressivité et de soutien du discours. Les cordes sont souvent envahissantes et ne viennent pas assurer ce tapis frémissant à même de faire fleurir les différentes interventions des vents et des percussions. Évidemment, la partition est scrupuleusement jouée, aussi bien par la cheffe que par les différents pupitres de l’orchestre, mais l’alchimie n’est pas là. Si les musiciens acceptent de suivre Marie Jacquot, c’est seulement du bout des doigts, leur métier parlant pour eux, mais pas leur cœur.
Et c’est logique : comment peut-on obtenir un produit abouti, avec un répertoire si dense, quand le chef et l’orchestre n’ont travaillé qu’une seule fois ensemble en amont ? C’est impossible et cela pose une vraie question : dans des cas comme ça, le public n’est-il pas pris en otage ?