OPÉRA – Créé en 2017, le Così fan tutte chorégraphié par Anne Teresa de Keersmaeker connaît une nouvelle reprise au Palais Garnier, avec une distribution convaincante là où la mise en scène peine un peu plus à s’imposer.
On y tourne, on y tourne… un peu en rond
En voyant le Così fan tutte chorégraphié par Anne Teresa de Keersmaeker pour la première fois en 2017, on avait été frappée par l’absence quasi totale d’accessoires et de décor, réduit à des murs blancs, un sol blanc et des panneaux de plexiglas à cour et à jardin. En le voyant une seconde fois, la surprise de l’épure étant passée, on conçoit mieux la circulation permanente non pas des objets mais des sentiments, d’un personnage à l’autre, comme dans un flux continu.
Chaque protagoniste possède en effet un double, danseur, qui vient commenter le texte et la musique et remplace la direction d’acteurs. Tous n’ont de cesse d’évoluer dans des mouvements circulaires, avec un vocabulaire chorégraphique assez réduit et répétitif, qui n’est pas là pour raconter l’histoire mais pour illustrer la mobilité, la fluidité, la circularité du sentiment amoureux tel que dépeint par Da Ponte.
On connaissait Così tout empreint de XVIIIème siècle et de comédie italienne : on découvre un Così plus contemporain et bourgeois – ce n’est plus Marivaux, mais La Ronde de Schnitzler. D’abord séduisant, ce parti-pris chorégraphique finit, sans mauvais jeu de mot, par tourner en rond. Il esthétise certes le propos et la musique, mais on en perd parfois les situations théâtrales. Au finale du I par exemple : pourquoi tous les personnages sont-ils à terre, et non seulement les deux (prétendus) empoisonnés ?
De même, si l’on apprécie l’idée d’un danseur qui exprimerait physiquement des émotions cachées, on se demande pourquoi ne pas avoir l’avoir exploitée davantage dans les airs du deuxième acte : car on se retrouve ici avec des chanteurs face public, immobiles, et tout l’intérêt de la chorégraphie tombe à l’eau. Prometteuse, cette proposition dramaturgique reste selon nous inégale, bien que le public se soit montré enthousiaste. Les chanteurs s’investissent heureusement pleinement dans ce travail théâtral.
Pas-chassés amoureux
On se réjouit de retrouver dans cette distribution le baryton Paulo Szot qui, alternant opéra et comédie musicale, n’est pas si souvent présent sur les scènes européennes. Son Alfonso est réjouissant en maître du jeu dans les récitatifs, mais le baryton offre également un magnifique “Soave sia il vento”, d’une grande délicatesse vocale. A ses côtés, Hera Hyesang Park fait un remarquable travail expressif en Despina, mettant le texte et le comique au cœur de son interprétation – et on relèvera son implication scénique, même lorsque cela pourrait mettre la voix en danger. Le couple Alfonso-Despina est ainsi sans conteste le moteur de cette production.
Dans ce cercle vicieux des sentiments, la ressemblance physique et vocale des sœurs Dorabella et Fiordiligi fonctionne particulièrement bien – un hasard peut-être, mais qui sert l’action ! Angela Brower incarne d’une voix brillante tout l’enthousiasme de son personnage, et Vannina Santoni se tire fort bien de ses deux airs où le statisme de la mise en scène aurait pu la mettre en difficulté et lui faire perdre en impact scénique. Enfin, Gordon Bintner fait valoir en Guglielmo des qualités théâtrales évidentes et précieuses, tandis que Josh Lovell impressionne par le naturel de son chant – assurant Ferrando d’une voix pleine et rayonnante sur l’ensemble de la tessiture.
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Dans la fosse, Pablo Heras Casado ne cède pas à la facilité mais assume des tempo originaux. Les pages lentes s’appesantissent parfois, mais l’ensemble est totalement cohérent et efficace, et servi par de beaux pupitres de vents.
Alors quels couples auront finalement été formés, après toutes ces tergiversations amoureuses ? Anne Teresa de Keersmaeker ne prend pas parti dans cette énigme finale de Così : c’est ce qui s’appelle plus que jamais la quadrature du cercle.