COMPTE-RENDU – Le 14 juin dernier, l’Orchestre Philharmonique de Radio France donnait, en création mondiale, le Dream Requiem de Rufus Wainwright. Un concert qui a réservé beaucoup de surprises, dont une de taille… Nous y étions.
On doit avouer n’avoir eu que peu d’informations sur le concert du 14 juin dernier à l’Auditorium de Radio France ; uniquement qu’on allait assister à la création d’un Requiem d’un compositeur américain, Rufus Wainwright. Pourquoi, alors, avoir demandé une place presse ? La réponse est dans la phrase précédente : parce que ça n’est pas tous les jours qu’un Requiem est créé, à la Maison de la radio qui plus est, et par un orchestre maison de surcroît, le Philharmonique de Radio France en l’occurrence, dirigé par son chef titulaire, Mikko Franck. Et bien sachez que ce concert allait nous réserver plus d’une surprise, dont une de taille.
Un compositeur atypique
Le compositeur tout d’abord. Bel homme d’une cinquantaine d’années, c’est vêtu d’une veste de smocking couverte de paillettes dorées qu’il vient saluer sur scène, à la fin du concert, sous les applaudissements et les hurlements d’une fanbase déchaînée. En tapant ‘Rufus Wainwright’ dans YouTube, on comprend mieux. Auteur-compositeur-interprète, cet Américano-canadien revisite, dans un genre néo-romantique, le style crooner, et c’est brillant. Regardez son Going To A Town, qui tire les conséquences d’une rupture amoureuse en décidant d’aller de l’avant :
Il semble bien qu’il soit une star aux États-Unis. La preuve : c’est lui qui interprète le fameux Hallelujah de Leonard Cohen, dans la BO de Shrek. Accompagnée d’un simple piano, sa voix, puissante et dosée, se déroule avec beaucoup de majesté :
On le retrouve aussi dans une version franglaise de La complainte de la Butte, dans le film Moulin rouge, de Baz Luhrmann. Là encore, belle voix expressive, sur une instrumentation classique et juste, avec le p’tit coup d’accordéon qui va bien :
De la pop à l’opéra
Fils de deux musiciens, chanteurs et instrumentistes célèbres sur la scène folk canadienne, il étudie la musique à l’université McGill de Montréal, mais il sent vite que sa part « chanteur pop » l’emportera sur le reste. Pour autant, la découverte de l’opéra et du Requiem de Verdi, notamment, instille en lui l’importance de l’harmonie, du déroulé mélodique et de la dimension dramatique, éléments qu’il réinjecte dans ses propres compositions, définissant ainsi son style, assez difficile à catégoriser. En février 2009, il franchit le pas, avec la création de son opéra Prima Donna, au festival de Manchester. On y retrouve son style néo-romantique mais également une écriture séduisante pour la voix opératique, notamment dans le registre soprano :
Étape suivante dans la maîtrise de l’ampleur du propos musical : le Requiem. Un genre intimidant s’il en est, rendu écrasant par Verdi ou encore Brahms, avec son Deutsches Requiem. Le Dies Irae du Requiem de Verdi fait tout simplement se dresser les cheveux sur la tête :
Cela n’empêche. Traumatisé par la mise à l’arrêt du monde, liée à l’épidémie de Covid-19, il compose un Requiem, en hommage aux personnes décédées pendant cette crise mais également pour questionner sur le contact humain, la solidarité et la voix humaine, qui sont tous les trois devenus dangereux et contaminateurs pendant la pandémie.
Un cauchemar !
Constitué de dix-sept moments, le Dream Requiem de Rufus Wainwright entrelace habilement la langue latine, utilisée dans le rituel de la messe des morts, avec la langue anglaise du poème Darkness, de Lord Byron, écrit en 1816. Toute l’œuvre est contenue, y compris son titre, dans l’introduction de ce poème : I had a dream, which was not all a dream (« J’eus un rêve qui n’était pas tout à fait un rêve »). Si Dream Requiem est un Requiem rêvé, idéalisé, fantasmé, il est également cauchemardesque, empli de visions effrayantes et d’angoisses de la mort.
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Convoquant, comme il se doit, un orchestre symphonique, un chœur et une maîtrise (tous de Radio France), la présence d’un orgue est également à noter, dans les ultimes moments, ainsi qu’une soprano, pour certains moments de la messe latine et une récitante pour le poème de Byron. Une récitante dont la voix, reconnaissable entre mille, vient fendre l’acoustique de l’Auditorium de Radio France pour déclamer, avec une diction parfaite et un timbre idéalement posé: I had a dream, which was not all a dream. Et là, à cet instant, vous savez que vous allez vivre une expérience musicale à nulle autre pareille, qui va vous emmener là où vous ne voulez peut-être pas aller, mais qui vous verra changé à son issue. Car la récitante, avec sa voix si porteuse de sens et d’émotion n’est autre que l’actrice Meryl Streep. Meryl Streep, amie de longue date de Rufus Wainwright et qui a accepté d’être la récitante inaugurale de son Dream Requiem. Meryl Streep qui avait démarré des études musicales, souhaitant devenir cantatrice, avant que le théâtre et le cinéma ne la rattrape…
Une récitante de rêve
Meryl Streep que l’on retrouve assise sur un tabouret de chef, sobrement vêtue de noir, devant l’orchestre, armée d’un pupitre et d’un micro-cravate. Meryl Streep qui déclame, dans un équilibre unique de pudeur et de pathos, le poème terrible de Byron. Derrière elle la musique avance, introduite par quelques notes de harpes, dans un grand quatre temps lents. Des séquences mélodiques se relaient au trombone, au cor anglais et à la clarinette. Puis les cordes rentrent, à l’unisson, amenant une couleur solennelle et ample.
Et le Dream Requiem continue à se dérouler, la musique collant assez bien avec les intentions du textes. L’apparition de-ci de-là de rythmes chaloupés, à la sud-américaine, vient régulièrement ressaisir le tout, pendant que certains passages, notamment en latin, sont traités dans un style contrapuntique plus austère. La soprano Anna Prohaska, dont la partie, écrite dans l’extrême-aigu, est très difficile à tenir, parvient à sortir sa puissance sans s’égosiller, même si elle ne peut rivaliser avec le volume sonore dégagé par l’orchestre. Le chœur et la maîtrise de Radio France sont impeccables, valeureux à maintenir la tension exigée par cette œuvre, pendant que Meryl Streep fait résonner magnifiquement le poème Darkness de Lord Byron, telle une déesse chevauchant les hauteurs, simplement par sa maîtrise vocale et son sens du rythme. On la sent en communion avec l’orchestre, heureuse, voire grisée, d’avancer avec une phalange de cette qualité, qui réagit avec une précision remarquable aux indications de son chef Mikko Franck.
In Paradisum
Alors que le poème de Byron s’achève sur les mots : The clouds perish’d ; Darkness had no need of aid from them – She was the Universe (‘les nuages avaient péri ; l’obscurité n’avait pas besoin de leur aide – Elle était l’Univers’), le texte du In Paradisum (‘Que les anges te conduisent au Paradis, que les saints martyrs t’y accueillent […] Et qu’avec Lazare, jadis si pauvre, tu connaisses le repos éternel’) se fait entendre, porté par les voix d’enfants de la maîtrise, dans une couleur sonore générale blanche et froide, avec un effet vibratoire doux mais intense de l’orchestre, notamment grâce au renfort de plusieurs diapasons. Et la musique s’éteint doucement, laissant une impression de doux-amer tenace, longue à se dissiper, alimentée notamment, plusieurs heures voire plusieurs jours après, par le récit entêtant et magistral de la grande Meryl Streep.
Est-ce là le gage d’une création réussie, quand l’effet produit, au-delà du plaisir ressenti, imprègne durablement les souvenirs ?
Pour revoir ce concert en intégralité (une collaboration Arte / France Musique) : Dream Requiem, Rufus Wainwright