INSTRUMENTAL – S’il est un point de ralliement de nombreuses stars du monde de la musique classique, le Gstaad Menuhin Festival permet aussi de mettre en lumière des artistes au talent prometteur. À l’image des Néerlandais Arthur et Lucas Jussen, pas jumeaux mais pourtant si siamois.
Au pied des alpes bernoises, ce concert donne corps à un drôle d’effet visuel, par la grâce d’un talent qui est tout sauf un trompe-l’œil.
Au jeu des sept différences, il faut être sacrément fortiche ! Ah si, il y a ces cheveux, ici blonds avec raie impeccable, là un peu plus dorés et avec la mèche un peu folle. Il y a aussi ce léger écart de taille, quelques centimètres à peine, mais qui permet au moins, telle la moustache de Dupont et Dupond, de faire une petite distinction. Pour le reste, jusqu’au choix des costumes à motifs et au cirage aveuglant des chaussures, tout n’est que mimétisme le plus absolu entre ces deux frangins, Arthur et Lucas Jussen, venus prendre place sur la scène de l’alpestre église de Saanen. Un cadre de fresques et de boiseries bien plus intimiste que l’imposante tente qui accueille les grands concerts symphoniques et lyriques. Et le public y trouve assurément son compte (en tout cas les premiers rangs), en se trouvant à proximité immédiate des artistes.
Pour sûr, c’est sans doute un drôle d’effet qui doit le saisir, ce public. Celui d’assister à un concert où deux artistes sont annoncés mais où un seul semble être en scène, avec un miroir à côté de lui pour mieux renvoyer sa propre image. Car saisissante est la fusion qui s’opère entre ces deux musiciens unis par les liens du sang et du son, venus ici se confronter à un répertoire pour piano à quatre mains, et pour deux pianos. Dans le premier registre, où il convient donc de se partager l’instrument, sont annoncées une Sonate de Mozart et les Six épigraphes antiques de Debussy ; et pour le jeu chacun de son côté, figurent au programme un Andante et variations pour deux pianos de Schumann, La Valse de Ravel (dans sa version pour deux pianos, donc) et enfin, last but not least, la Suite pour deux pianos n°2 de Rachmaninov.
Que de partitions exigeantes en somme, oscillant entre une noble beauté à la rythmique réglée façon coucou suisse (Mozart), une poésie tout en pastoralité (Debussy), une impression de valse de la décadence (Ravel), et des sonorités bien plus troublées et mélancoliques (Schumann et Rachmaninov). Aussi, de ces toiles sentimentales aux couleurs multiples, les deux frères se font-ils deux peintres qui chacun tient fermement le pinceau. Il faut pourtant la trouver, la place, pour se placer tous deux derrière le même chevalet, dans ces pièces à quatre mains où l’effet miroir joue à plein. L’un penche-t-il la tête pour mieux retenir sa main et sa note ? L’autre en fait de même ! Des yeux exorbités d’un côté, parce qu’il s’agit de jouer soudain plus fort et plus vite ? Les yeux s’ouvrent grand, aussi, juste à côté ! Et faut-il se faire un peu de place ? Alors voici qu’un bras s’écarte, ici le droit, là le gauche, pour mieux libérer le terrain d’un jeu qui ne donne pas dans l’économie gestuelle !
Oui, définitivement, c’est comme s’il y avait un miroir à côté de l’un de ces deux virtuoses, et que le reflet renvoyait jusqu’à la moindre mimique, la moindre caresse sur le clavier, et même le moindre mouvement de pied sur la pédale.
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Un effet miroir qui ne laisse pas de glace
Et lorsqu’il s’agit de jouer à deux pianos ? Ne serait-ce la différence de couleurs (noire d’un côté, boisée de l’autre) entre les deux instruments, l’effet reste le même. Le miroir s’est juste déplacé : il n’est plus au milieu du clavier, mais derrière le piano. Alors, la même curiosité vient saisir l’auditoire : qu’il y ait un hochement de tête d’un côté, celui-ci, à la seconde près, s’observe aussi en face. Une longue respiration ? Un mouvement de recul ? Des yeux fermés ? Idem ! D’un côté comme de l’autre, les mêmes mouvements de bras, la même manière de susurrer les pianissimo, de faire chanter la romance en un Andantino languissant (chez Rachmaninov), ou encore de se fendre d’un crescendo éruptif dans une folle tarentelle (Rachmaninov, encore). Assurément, il y a chez ces deux frères d’égales prédispositions, eux qui ont dû tomber, plus jeune, dans la même marmite d’une potion magique leur faisant pousser des doigts d’or. Il y a surtout cette manière de tout déposer sur le piano, son talent et son cœur, au prix d’un concert qui est aussi un vrai « show », tant l’alchimie qui opère entre ces deux frères relève aussi d‘une forme de spectacle (et c’est comme s’il leur importait peu de mener des carrières en soliste, puisque le vrai soliste, c’est leur fusionnel binôme). Au terme du concert, après un solennel extrait de la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach en guise de bis tout aussi scotchant (lors duquel les deux frères échangent leurs pianos), l’ovation du public n’est que le reflet d’une admiration nourrie pour ce duo épatant dont le talent ne laisse pas… de glace.